La santé psychiatrique au bord de la crise de nerfs

par | 27 septembre 2019

Alors que les besoins vont croissants, les moyens sont insuffisants en Pays de Savoie. Au point d’entraîner la fermeture de lits faute de personnel pour suivre les patients. Consultation et diagnostic.

«La santé psychiatrique est le parent pauvre de la médecine. » À en croire les différents interlocuteurs que nous avons interrogés sur ce dossier, que l’on soit praticien, directeur d’établissement, personnel soignant, usager et/ou accompagnant, il y a une forme d’unanimisme à voir ce secteur comme déconsidéré, mis à l’écart. Le rapport parlementaire dirigé par Martine Wonner (La République En Marche) et Caroline Fiat (La France Insoumise) et présenté mercredi 18 septembre, va dans le même sens.

Il évoque un secteur « au bord de l’implosion », devant faire face à une demande de lits sans adéquation avec l’offre, à une raréfaction des médecins psychiatres et à des délais de prise en charge de plus en plus longs. Dans les deux Savoie, les fermetures et menaces de fermeture de lits ont rythmé ces dernières années. Dernier exemple en date, à Bassens, près de Chambéry, cet été : 25 lits devaient fermer, dans le pavillon Daquin, accueillant les patients de Tarentaise. En cause, le manque de médecins.

La psychiatrie, une tradition savoyarde

« Il y a eu de la résistance », se souvient cette psychiatre*, aujourd’hui libérale, mais longtemps rattachée à l’établissement. Près de cinquante agents du centre hospitalier spécialisé (CHS) de Savoie s’étaient mobilisés. « La psychiatrie est une spécialité dénigrée qui réclame beaucoup de moyens, poursuit-elle. Or, cela fait cinq ans qu’un pavillon ferme chaque été : un coup pour des travaux, un coup pour des soucis de vacances des agents… À terme, on va arriver à des fermetures définitives. » Cette fois-là, le mouvement a obtenu satisfaction.

Le CHS de Bassens, qui a pris en charge 14 720 patients en 2018, est une institution historiquement solide (née en 1827, à Bassens depuis 1858 ; on parle parfois de « tradition de la psychiatrie en Savoie »). Doté de 322 lits sur son site central de Bassens, il supervise l’ensemble des moyens publics dédiés à la psychiatrie dans le département, alors que l’organisation en Haute-Savoie est encore – pour l’instant – davantage déconcentrée.

Pour cela, le CHS est doté d’un budget de 63,25 millions d’euros (dont 60,42 en fonctionnement). Las, cela ne suffit pas à répondre à tous les besoins : pour le secteur de la Tarentaise, donc, « il manquerait cinq psychiatres et il n’y a pas de chef de service », regrette Marie-Jo Derive, représentante des usagers au CSH pour l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam). « On voit des démissions, des burnout, on est obligé de fermer des lits », ajoute-elle.

En Haute-Savoie, le panorama est tout aussi sombre, notamment depuis que l’hôpital psychiatrique de Seynod a été rattaché au centre hospitalier d’Annecy, tandis que dans le Chablais, à Thononles- Bains, la psychiatrie a fini par être intégrée à l’établissement public de la santé mentale (EPSM) de la vallée de l’Arve.

Sous-dotation

« La nouvelle nous est parvenue en janvier 2019. Un rattachement imaginé par l’Agence régionale de santé [ndlr : que nous ne sommes pas parvenus à joindre] au demeurant très complexe à réaliser », explique Florence Quiviger, directrice de l’EPSM. Pour mémoire, un collectif avait, en 2016, rassemblé plus de 10 000 signatures sur une pétition réclamant le maintien de du service local de psychiatrie dans le Chablais, menacé suite au décès d’une patiente.

« L’ARS a tout de même voulu transférer les lits à La Roche, ce à quoi nous n’adhérons pas puisqu’en mutualisant, on éloigne les usagers des structures d’accueil », se remémore Odile Rouffignac, infirmière aux Hôpitaux du Léman et représentante CGT. Au-delà de ces problématiques de centralisation, se pose la question des locaux, souvent inadaptés aux besoins.

« Les équipements sont sous dimensionnés », concède Florence Quiviger, pourtant bien dotée en la matière (lire par ailleurs). Sans oublier les soucis recrutement. « À l’EPSM, 28 % de l’effectif est actuellement vacant. Jusqu’à cet été, il nous manquait 20 % de l’effectif infirmier… » 25 lits sur 165 ont dû être fermés du 15 juin au 15 août. La situation est toutefois rentrée dans l’ordre depuis.

Hôpital spécialisé, établissement public de santé, centre médicopsychologique ; public et privé… l’organisation de la santé mentale est très complexe. Au point qu’obtenir des chiffres globaux (lits, praticiens, patients, budgets…) à l’échelle de Savoie Mont Blanc n’a pas été possible malgré nos efforts.

Un (nouveau) rapport accablant

Le rapport parlementaire remis mercredi 18 septembre par deux députées, Martine Wonner et Caroline Fiat, ne manque pas de piquer toute une profession. Dans ce document de 139 pages, elles dressent un constat sans appel : la filière et plus encore la psychiatrie publique sont en crise, « au bord de l’implosion ». La prise en charge des patients est « catastrophique », écrivent-elles, parce que « l’organisation territoriale de la santé mentale est tout à la fois inefficiente et inefficace ».

En effet, les centres médico-psychologiques (CMP) sont saturés, les délais d’attente s’allongent (d’un à plusieurs mois en Savoie) tandis que, parallèlement, les psychiatres libéraux affichent complet. Le suivi ambulatoire et les structures de suivi d’amont et d’aval demeurant également « insuffisants », l’essentiel de la pression s’exerce sur le seul dos des hôpitaux psychiatriques.

« L’ESSENTIEL DE LA PRESSION S’EXERCE SUR LES HÔPITAUX PSYCHIATRIQUES, SURCHARGÉS. »

Un maillage territorial insuffisant

En Savoie (430 000 habitants), le maillage est jugé efficace, puisque pas moins de trente-six CMP sont disséminés, dont dix-neuf en faveur des enfants et des adolescents. En Haute-Savoie (830 000), on en dénombre seulement vingt-deux. Un rapport de l’Agence régionale de santé datant de juin 2015 auprès de 318 CMP de l’ancienne région Rhône-Alpes (sur un total de 324) avait établi que le maillage territorial demeurait insuffisant. Un constat toujours partagé quatre ans plus tard…

« Il y a un déficit de places, les délais d’attente en Haute-Savoie sont d’un mois », soulignent les syndicats. « Sur Albertville, en Savoie, on dénombre entre dix et douze demandes par semaine auprès du CMP, ajoute une psychiatre libérale [ndlr : qui préfère rester anonyme elle aussi]. Ce sont des soins gratuits. » Paul Tedesco, secrétaire départemental adjoint de la CFDT Santé, rappelle qu’en Haute-Savoie, « il n’existe aucun lit de pédo-psychiatrie publique ».

Ces lacunes locales ne sont visiblement pas des exceptions : les deux auteures du rapport appellent à « un changement structurel de l’offre de soins en santé mentale, qui doit être organisée autour du patient, et non plus autour de structures ».

133 entretiens, 32 embauches… suivies de 19 départs

Quel que soit le secteur géographique, une tendance semble se confirmer : le manque de médecins et de personnels spécialisés en psychiatrie. « Nous avons du mal à recruter, c’est vrai », concède Odile Rouffignac de la CGT Hôpitaux du Léman. D’autant plus dans le “74”, où les carences de personnel soignant s’expliquent par le coût de la vie et, surtout dans la partie ouest du département, par la proximité de la Suisse.

« Une jeune infirmière touchera 6 000 euros là-bas (environ 6 600 francs suisses) contre 1 770 euros nets [ndlr : mais les montants ne recouvrent pas du tout les mêmes réalités] en France. Nous avons des problèmes très spécifiques », explique Florence Quiviger. Idéalement, la directrice de l’établissement spécialisé de La Roche-sur-Foron, qui a dû « affronter deux demandes de démission durant l’été », espèrerait quatorze médecins et quatre cadres de santé, une quinzaine d’infirmières et cinq aides-soignants.

« J’ai fait passer 133 entretiens pour seulement 32 embauches en 2018. 19 d’entre eux sont repartis, dont huit pour la Suisse. Deux se sont dirigés vers le libéral, deux sont partis dégoûtés de la psychiatrie, deux sont allés vers l’humanitaire, deux autres sont retournés dans leur région d’origine et un dernier n’a pas été reconduit. »

Les locaux rochois sont pourtant neufs, adaptés et surtout, à l’horizon 2030, la démographie avoisinera le million d’habitants. À Annecy, en dépit de la construction d’un nouveau bâtiment, les médecins manquent, des fermetures de service ne sont par conséquent « pas à exclure », soufflent les représentants syndicaux.


*Cette praticienne installée dans le bassin chambérien a souhaité conserver l’anonymat.


Par Jérôme Bois


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1 Commentaire

  1. gilou90

    Il est tout à fait normal que la psychiatrie soit dénigrée et qu’elle peine à recruter. Les psychiatres se disent médecins de l’âme mais la plupart d’entre eux ne pensent même pas que l’homme ait une âme. Et si l’homme n’est qu’un assemblage complexe de molécules, il est logique de traiter les maladies mentales avec des molécules. Sauf que ces molécules transforment les malades en zombies, leur enlevant toute dignité humaine.
    Que dire des patients attachés pendant des semaines sur leurs lits ? Des internements sous contrainte totalement injustifiés ? Il est compréhensible qu’un jeune médecin ne souhaite pas se lancer dans une spécialité où l’être humain est aussi mal traité.

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