Les digues domaniales, transférées en janvier 2024 par l’État aux collectivités gestionnaires des risques d’inondation, vont nécessiter autour de 200 M€ de travaux de remise en état en Savoie Mont‑Blanc. Le partage des coûts et des responsabilités fait réagir dans les territoires…
La loi Maptam (modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles) du 27 janvier 2014 transfère la compétence Gemapi [gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations] aux EPCI (établissements publics de coopération intercommunale) aussi appelés “gémapiens”.
Concrètement, les EPCI ont désormais la charge de remettre en état et d’entretenir les digues domaniales – qui restent propriété de l’État. Ces digues sont des « ouvrages construits ou aménagés en vue de prévenir les inondations et les submersions » (article L.566-12-1 I et II du Code de l’environnement).
Mission « impensable » pour la Savoie
Ce transfert de compétence est entré en vigueur en janvier 2024 avec la signature des conventions de transfert détaillant des montants d’investissement de plus de 150 M€, dont 20 % à la charge des collectivités gestionnaires entre 2024 et 2027 (voir encadré ci-dessous).

En Savoie, élus et services sont sur le qui-vive : « L’État était supposé nous transférer des digues irréprochables. Or, c’est loin d’être le cas. En outre, deux mois avant le transfert, nous apprenons par décret que l’État ne prendra en charge que 80 % des investissements jusqu’en 2027, puis 40 % ! Pour la Savoie, c’est juste impensable », s’insurge Marie-Claire Barbier, vice-présidente du conseil départemental, qui compte maintenir sa « politique solidaire » envers les syndicats mixtes Gemapi en finançant une partie du reste à charge.
De fait, la Savoie est l’un des deux territoires français, avec le Val-de-Loire, les plus impactés par ce transfert des digues historiques. Côté préfecture, il est rappelé que les syndicats gémapiens ont toujours entretenu les digues domaniales pour le compte de l’État, avec toutefois un financement pris en charge à 100 %, jusqu’au mois de janvier 2024.

Le préfet, François Ravier, concède :« J’ai bien conscience des inquiétudes exprimées par les syndicats gémapiens, à l’annonce d’une prise en charge à 80 % du coût des travaux de remise en état. Raison pour laquelle j’ai négocié l’application d’une soulte qui va se monter, pour la Savoie, à plus de 12 M€ supplémentaires sur la période 2024-2035 et sera versée dès le début. S’il y a d’autres difficultés par la suite, il est toujours possible d’émarger au fonds Vert » [dispositif d’État de cofinancement des projets environnementaux des collectivités, NDLR].
La Haute-Savoie dans l’expectative
La Haute-Savoie connaît une situation tout autre… Deux collectivités reprennent en gestion directe des digues domaniales : le Syndicat mixte d’aménagement de l’Arve et de ses affluents (SM3A), pour 6,65 kilomètres linéaires (lire encadré ci-contre), et la Communauté de communes des Sources du lac d’Annecy (CCSLA), qui récupère, pour sa part, 300 mètres de digues situés en bordure du torrent du Piézan, sur « une partie du hameau de Cons-Sainte-Colombe, sur la commune de Val-de-Chaise », décrit la préfecture de Haute-Savoie.
Le montant des investissements pour le Piézan, évalué à 764 000 €, sera financé par l’État ; les travaux débuteront en 2025. L’inquiétude est d’un autre ordre : « Une digue se mesure en longueur, en hauteur et, surtout, en termes de dénivellation supérieure du terrain naturel. Nous sommes sur des logiques de lave torrentielle : ce sont des systèmes très particuliers dont la loi ne tient pas compte spécifiquement. Nous savons identifier des niveaux de risque avec du liquide ; en revanche, une lave torrentielle, c’est un peu plus complexe », alerte Olivier Pellissier, responsable “environnement” à la CCSLA, où règne l’incertitude. « Un plan de prévention des risques sur la commune de Val-de-Chaise est en attente de signature du préfet depuis 2019, alors que ce site est potentiellement dangereux », insiste-t-il.
Un flou juridique sur les responsabilités
Les digues du Piézan ont en effet été érigées par la commune de Cons-Sainte-Colombe à la fin du XIXe siècle. Elles font l’objet d’un suivi par le service de restauration des terrains en montagne (RTM), pour le compte de l’État.
Fait rare, la CCSLA ne prélève pas la “taxe Gemapi”, l’impôt prévu par le législateur pour l’entretien et la sécurisation des berges (plafonné à 40 euros par habitant). La collectivité mise davantage sur la responsabilisation des propriétaires riverains. Philippe Prud’homme, son vice-président, en charge de la Gemapi, s’en félicite : « Notre politique fonctionne puisque nous sommes le seul territoire à ne pas avoir subi les fortes crues cet automne. »
Quant aux digues domaniales, il relève : « Le Piézan traverse des zones urbanisées. Il y a de vrais enjeux, liés notamment à la présence d’une école classée sur la commune historique de Cons-Sainte-Colombe. Il subsiste un flou juridique entre l’État et le gémapien sur l’évaluation du niveau de risque et de responsabilité : l’État ne peut pas être conseilleur et payeur, c’est pourquoi une étude indépendante a été diligentée dont les résultats nous seront bientôt présentés. »
La Savoie hautement impactée
La Savoie est le deuxième département de France en termes de mètres linéaires de digues domaniales transférées aux quatre structures Gemapi. La majorité des digues de Savoie sont désormais portées par le Sisarc (Syndicat mixte de l’Isère et de l’Arc en Combe de Savoie), « la collectivité de loin la plus concernée, avec 71 km de digues domaniales », souligne François Ravier, préfet de la Savoie… Ces 71 km de digues sur l’Isère et l’Arc nécessitent un investissement évalué à 110 M€, calculé sur la base des travaux déjà effectués (environ 15 km de digues entretenues en Combe de Savoie ces dix dernières années).
L’État ajoute une soulte supplémentaire de 10,5 M€ à l’enveloppe initiale. Le Syndicat du Pays de Maurienne arrive en deuxième position, bien que loin derrière le Sisarc, avec 13 km de digues et une convention de 20 M€ abondée d’une soulte de 1 M€.
L’Assemblée des Pays de Tarentaise Vanoise compte 2 km de digues, pour 1,3 M€ de travaux estimés et une soulte de 65 000 €. Quant au Syndicat du Haut Rhône, ce sont 3,4 km financés à hauteur de 20 M€ (sans soulte, car la convention de transfert a été négociée avec le département du Rhône).
Le SM3A paré pour le transfert
Le Syndicat mixte d’aménagement de l’Arve et ses affluents (SM3A) est né d’un électrochoc provoqué par « la catastrophe du Grand-Bornand ». Il est surentraîné à l’entretien des digues…

Le 14 juillet 1987, des trombes d’eau s’abattent sans discontinuer sur le massif des Aravis, provoquant une crue subite du Borne. Bilan tragique : une vingtaine de morts dans un camping balayé par les eaux.
En janvier dernier, onze digues domaniales se sont ajoutées à l’inventaire des berges entretenues par le SM3A, soit 6,65 km sur l’Arve, entre Sallanches et Gaillard (frontière suisse).
« Depuis près de trente ans, nous élaborons des plans d’aménagement et de protection contre les inondations (Papi). Nous en sommes à la deuxième génération. Un certain nombre de travaux ont déjà été effectués, d’autres sont en cours d’étude et les accords que nous avons passés avec l’État au moment du transfert devraient couvrir l’essentiel des dépenses associées », indique Bruno Forel, président du SM3A.
Au 31 décembre 2027, un investissement de 26 M€ devrait permettre de remettre en parfait état 5,2 km de digues (sur les 6,5 km). Des travaux prévus et financés par l’État. « Nous sommes dans une position, non pas de certitude et de parfait confort, mais plutôt dans une situation raisonnable et bien orientée. Nous avons du travail, mais nous avons les moyens de le faire », estime le président.
De fait, depuis 2017, le SM3A prélève la taxe Gemapi, soit 17,50 euros par habitant sur la dotation générale de fonctionnement, corrigée de la population touristique. « Cette taxe nous a procuré des revenus et des fonds propres pour poursuivre un travail qui avait été commencé par chacun des syndicats de rivière précédents. Nous avons aussi bénéficié de généreux financements de l’Agence de l’eau, parce que nous étions bien organisés. Le département de la Haute-Savoie est très souvent associé aux travaux que nous faisons pour le compte de l’État, surtout sur les aspects environnementaux », décline Bruno Forel.
Le Papi en cours du SM3A se monte à près de 70 M€ d’investissement. « Le challenge, c’est d’arriver à lancer tous les travaux d’ici 2027. Ce n’est pas gagné, mais je ne peux pas me plaindre. Il fallait être un poète pour s’imaginer que les digues domaniales seraient transférées en parfait état. »
Le Sisarc ou la quadrature du cercle
Le Sisarc (Syndicat mixte de l’Isère et de l’Arc en Combe de Savoie) compte sur son territoire 71 km de digues domaniales transférées par convention en janvier 2024. Coût estimé des travaux d’entretien : 120,5 M€. Une gageure…
« Pour refaire la protection en enrochement d’un kilomètre de digue, il faut compter une moyenne de 1,5 million d’euros hors taxes. Depuis 2005, seuls 15 km ont été remis en état sur la Combe de Savoie. Bien que le rythme des travaux se soit nettement intensifié, on ne peut envisager, en un claquement de doigts, de reprendre tous les ouvrages, car nous sommes confrontés à des problèmes de disponibilité d’enrochement et d’impact sur les milieux naturels. Nous ne pouvons pas faire de l’Isère un grand chantier, d’un coup d’un seul », indique Thibault Boissy, ingénieur chargé de projets pour le Sisarc, mis à disposition par le Département de la Savoie.
Le dernier conseil syndical du Sisarc a voté une délibération prévoyant « un programme de travaux évalués à 46 millions d’euros d’ici 2029 » et la création de « trois emplois permanents de chargés de mission “risques et inondations” à temps complet et d’un emploi permanent de responsable du service technique ».
« Après 2027, les subventions de l’État retombent à 40 %. Autant dire que l’équation budgétaire sera intenable. Et on ne peut pas espérer faire les travaux avant car il devient difficile de se fournir en blocs d’enrochement. La production ne suit pas. Nous n’avons plus de carrière en Savoie. Ces dernières années, les blocs venaient essentiellement de l’Ain », déplore Thibault Boissy.
À l’aube du bicentenaire de l’endiguement sarde, le préfet de la Savoie, François Ravier se veut rassurant : « Pour l’instant, il n’y a jamais eu de rupture de digue en Savoie. Si jamais, malheureusement, une crue violente en déclenchait une, des discussions seraient immédiatement ouvertes entre l’État et le syndicat gémapien sur la part des responsabilités dont les contours sont fixés dans le Code de l’environnement. » Il pointe toutefois une autre difficulté majeure : « De plus en plus de compagnies d’assurance, aujourd’hui, refusent d’assurer les communes et les syndicats intercommunaux. Ce sujet est en train d’être pris en charge au niveau législatif. »

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