Interview de Guillaume Decitre : « livres ou liseuses, deux supports complémentaires »

par | 27 février 2017

Guillaume Decitre est à la barre du groupe éponyme de libraires depuis 10 ans. Cet entrepreneur aux (presque) mille vies, dont la culture des affaires trouve sa source dans la Silicon Valley, a retraversé l’Atlantique pour redonner au monde du livre un coup de jeune, mâtiné d’innovation technologique et de vision stratégique. Interview.

Avez-vous entamé 2017 comme les autres années ?

Chaque année est différente, il n’y a pas eu de tonalité particulière lors de mes voeux aux équipes dans le sens où notre coeur de métier reste le même : contribuer au bonheur et à l’éducation des gens par l’accès aux livres et aux loisirs culturels. C’est la raison d’être du groupe. Ce qu’il faut noter en revanche c’est notre 110e anniversaire cette année. Mon arrière-grand-père, Henri Decitre, a débuté en 1907, et cela fera dix ans que je dirige l’entreprise.

REPÈRES Guillaume Decitre 1966 Naissance 1998 Arrivée dans la Silicon Valley 2008 Présidence de Decitre 2017 Lancement de la marque TEA Le groupe Decitre 10 librairies, dont 5 dans l’agglomération lyonnaise, origine du groupe, 4 dans les Alpes (Grenoble, Chambéry, Annecy, Annemasse) et une en région parisienne (Levallois-Perret).Comment se porte le marché du livre ?

Il s’agit du plus important marché en France au niveau des loisirs culturels, devant le cinéma par exemple. Il subit des évolutions importantes car, même si la très grande majorité des ouvrages sont encore vendus dans les magasins, ils se vendent de plus en plus sur internet. Les gens lisent encore beaucoup d’exemplaires papier, grâce aux librairies, soit 97 % des ventes de livres en France. Pour autant l’achat de versions numériques est en croissance régulière. Elle a augmenté de 20 % en 2016. L’enjeu de Decitre, présent sur Internet depuis 1997, c’est d’accompagner ces changements au service de nos clients. L’année 2016 a vu l’ouverture de deux librairies (Annemasse et Levallois- Perret) pour un total de dix magasins.

Comment se diversifier sur un marché du livre numérique trusté par des géants ?

Quand on a démarré il y a cinq ans la plateforme TEA (NDLR : The Ebook Alternative), un certain nombre de personnes nous ont soutenus mais une très grande majorité nous a pris pour des fous. Nos concurrents sont en effet Amazon, Apple, Google, Rakuten… Il s’agit pour nous d’offrir une solution complète qui permette à un libraire de vendre des livres numériques avec une solution qui intègre l’ensemble du catalogue au même prix que le papier. Et une qualité d’expérience qui soit bonne. Aujourd’hui nous avons cette solution, en points de vente en France, et présente sur 25 sites Internet. Nos clients sont : Cultura, le Furet du Nord, France Loisirs, Système U, Auchan ou encore Eyrolles ou Boulanger. Nous possédons aujourd’hui 5 % de parts de marché. Nous restons plus petits que la concurrence, mais notre taux de croissance de vente d’ebooks est de 65 %, le triple de celui du marché. 2017 va être l’année où nous allons lancer TEA en tant que marque grand public.

« DANS UN CONTEXTE OÙ TOUT CHANGE, LE NUMÉRIQUE NOUS FORCE À CLARIFIER LE SENS DE NOTRE ACTIVITÉ. »

Il reste donc de la place ?

Oui. L’idée c’est d’avoir le même catalogue et les mêmes prix qu’Amazon, avec le plus grand réseau de distribution physique : 1 000 points de vente ! On forme les libraires, on les sensibilise à ces nouvelles technologies. Le Furet du Nord par exemple est passé en production l’été dernier et s’inscrit sur des courbes de croissance très importantes car progressivement leurs libraires comprennent qu’il y a une demande et que ce n’est pas si compliqué à utiliser. En 2017 nous rajoutons les livres anglais ou espagnols, car il y a une demande grandissante.

Quel accueil vous est fait par vos clients potentiels ?

Il est excellent en magasin, en particulier avec la vente de liseuses. Parallèlement nous avons un travail de pédagogie pour expliquer aux clients qu’ils peuvent utiliser leur smartphone ou leur tablette et continuer à acheter les livres numériques chez leur libraire. On leur explique que nous sommes une entreprise française qui paie ses impôts en France, qui emploie des gens en France, c’est un discours qui porte. Et lorsqu’on ajoute que nous travaillons dans un environnement ouvert versus un environnement propriétaire, c’est un argument décisif. Ça explique la croissance de notre plateforme TEA avec un CA de 4,5 M€ sur 2016, en augmentation de 45 %.

C’était dans vos plans de revenir aux affaires ?

Jusqu’en 2008, ce n’était pas prévu. À l’époque j’étais administrateur. Mon père est tombé gravement malade et je suis revenu donner un coup de main, puis j’ai eu envie de poursuivre l’aventure. J’ai donc repris l’entreprise familiale et rapatrié femme et enfants des États-Unis où nous vivions depuis 10 ans.

Est-ce facile de quitter un environnement tel que la Silicon Valley ?

J’ai travaillé plusieurs années dans le capital-risque en Silicon Valley, puis co-fondé une start-up à San Francisco nommée Placecast (publicité géolocalisable sur mobile). Ce n’est jamais simple de partir après dix ans dans un tel écosystème, où j’ai beaucoup appris, et gardé de nombreux amis. Mais le défi en France était passionnant. En revanche, je n’avais jamais dirigé d’entreprise de cette taille et j’ai dû apprendre. Le choc culturel a été brutal.

Le fossé entre le livre papier et l’arrivée des nouvelles technologies se creuse-t-il ?

On a tendance à opposer livre papier et livre numérique alors que les deux supports sont complémentaires. Ce ne sont pas les mêmes usages, ni les mêmes expériences d’achat. Le conseil de nos 120 libraires reste primordial, la qualité du fonds aussi. Une librairie moyenne en France possède entre 3 000 et 10 000 livres, à Decitre nous avons entre 50 000 et 90 000 références. Il sort 7 000 nouveautés par mois en langue française. Et le catalogue existant se monte à 650 000 titres, c’est considérable.

Comment appréhendez-vous le marché mondial du livre ? Quid de la croissance dans ce contexte dématérialisé ?

Si des librairies sont nées il y a plusieurs siècles, c’est parce qu’il y avait de bons auteurs et des éditeurs, dans un contexte de propagation des idées, de démocratisation de la culture. Il y a un écosystème qui donne envie de lire. Nous ne sommes jamais qu’un des éléments de cette chaîne de valeur. Mais la France est dans un contexte différent de l’Angleterre, des États-Unis ou du Congo. Il n’y a pas de généralités. Nous sommes dans un pays historiquement attaché au livre et à l’écrit. Le niveau d’éducation est fondamental. En France, malheureusement, il baisse. Un nombre grandissant de personnes a des difficultés à lire. Notre système éducatif, premier budget de l’État, doit être revu profondément pour permettre, comme en Norvège, à chacun de sortir de l’école en sachant lire et écrire correctement et, évidemment, de développer son plein potentiel.

Votre livre de chevet ?

Je n’ai jamais un seul livre en cours. Je lis actuellement le dernier livre de Michel Serres, « Darwin, Bonaparte et le Samaritain » et je viens de terminer l’excellent livre de Thierry Frémaux « Sélection officielle ». J’attends avec impatience le prochain roman de Jean-Christophe Ruffin, qui sort en mars et raconte l’histoire d’un Polonais qui a dirigé Madagascar au XVIIIe siècle.

Comment se mesure l’impact du numérique sur votre activité ?

Nos ventes de livres sur internet et de livres numériques sont en forte croissance, y compris en librairie. Dans un contexte ou tout change, le numérique nous force à clarifier le sens de notre activité, nous pousse à nous remettre en cause, à garder le meilleur de notre service, tout en innovant.


Propos recueillis par Julien Thibert.
Interview réalisée dans le cadre de ResoHebdoEco (www.facebook.com/ resohebdoeco)

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