Industrie : prémices d’une vague de défaillances ou cas isolés ?

par | 03 mai 2021

Ferropem Château-Feuillet et Socla en Savoie, Dynastar en Haute-Savoie… les annonces de fermetures s’enchaînent en ce début d’année. De quoi s’interroger sur la santé de l’industrie locale dans un contexte de crise sanitaire lancinante : s’agit-il des prémices d’une vague de défaillances ou de cas isolés qui ne rendent pas compte de la résilience de l’écosystème savoyard ? Une chose est sûre, les acteurs locaux sont prêts à en découdre pour gagner le combat de l’emploi.

Ce sont deux coups de tonnerre qui viennent de déchirer le ciel industriel savoyard. Les annonces successives de la fermeture de l’usine Socla Watts (Méry, 85 salariés), le 16 mars, et de la mise sous cocon du site de FerroPem Château-Feuillet, le 29 mars, ont provoqué une onde de choc dans les vallées savoyardes.

De quoi susciter l’émoi de toutes les forces vives locales et des interrogations sur l’état du tissu industriel des Pays de Savoie. « Un site industriel qui ferme, c’est toujours une très mauvaise nouvelle, pour les salariés, mais aussi pour le territoire sur lequel ce site est implanté », souligne Bruno Gastinne, président de la CCI 73.

Faut-il voir dans ces annonces de fermetures les prémices d’une série de défaillances ? Ou s’agit-il de cas isolés qui, en dépit de leur retentissement médiatique, ne rendent pas compte de la robustesse du tissu industriel local ?

« Mais les deux cas sont de natures différentes et l’impact sur leurs écosystèmes respectifs ne sera pas le même. Socla, c’est un établissement de taille “modeste” implanté au coeur d’un écosystème industriel très diversifié dans le cadre du Sillon alpin. C’est toujours regrettable, mais cela n’aura pas d’impact particulier sur l’écosystème industriel. FerroPem Château-Feuillet, c’est une autre histoire… La fermeture de ce site et la suppression de plus de 220 emplois auraient un impact beaucoup plus fort sur l’écosystème industriel de la Tarentaise et de nos vallées. »

Et cela pour deux raisons : d’une part, parce que la fermeture d’un grand donneur d’ordres fragilise toujours le tissu de sous-traitants ; d’autre part, parce que cela risque d’affaiblir encore un peu plus le fret ferroviaire. Avec la « mise sous cocon » de l’usine de Château-Feuillet – selon les éléments de langage de la direction de FerroPem –, c’est aussi et surtout un monument du patrimoine industriel de la Tarentaise qui s’éteindrait.

« Symboliquement, ce serait très dur. C’est un des grands sites historiques de Savoie, et c’est encore un site Pechiney qui disparaîtrait. Ce serait un coup dur pour toute l’industrie de Savoie, et notamment pour son industrie historique de la houille blanche », explique Bruno Gastinne.

« C’est la raison pour laquelle tous les acteurs locaux travaillent d’arrache-pied pour trouver des repreneurs et éviter cette fermeture. » Mais alors, faut-il voir dans ces annonces de fermetures les prémices d’une série de défaillances ? Ou s’agit-il de cas isolés qui, en dépit de leur retentissement médiatique, ne rendent pas compte de la robustesse du tissu industriel local ?

Un écosystème résilient

« Ces deux fermetures d’établissement ne sont pas un signe avant-coureur d’une situation alarmante », (r)assure Jean-Patrick Bailhache, secrétaire général de l’UIMM Savoie.

« Ces deux mauvaises nouvelles résultent de choix stratégiques et n’ont pas de rapport avec la pandémie. Elles ne représentent pas l’état de l’industrie de la Savoie. Le taux d’activité est bon, à 95 % du niveau d’avant-crise, et les chefs d’entreprise sont majoritairement optimistes, en dépit du manque de visibilité. D’après notre dernier sondage réalisé en avril, 95 % des dirigeants n’envisagent pas de licenciements économiques et les deux tiers continuent d’avoir des projets d’investissement. Ils sont également deux tiers à envisager de recruter, et seuls 20 % ont des difficultés de trésorerie. Enfin, un tiers pense que leur activité va augmenter, 53 % qu’elle restera stable et 18 % qu’elle baissera. »

Le taux moyen d’utilisation des moyens de production s’établit à 75 %, comme avant la crise. De quoi corroborer le sentiment diffus d’une forme de résilience du tissu industriel savoyard.

Solide sur les fondamentaux

Et en Haute-Savoie ? « À fin mars 2021, l’activité industrielle progresse et les taux d’occupation des outils de production s’améliorent », indique Guy Métral, le président de la CCI 74, sans toutefois citer de chiffres. « Après avoir eu beaucoup recours au chômage partiel en 2020, tout le monde ou presque a recommencé à travailler. Les carnets de commandes s’améliorent, même si la visibilité est encore réduite, du fait notamment du nouveau confinement. » Et les fondamentaux restent bons.

« L’industrie haut-savoyarde a exporté pour 4,724 milliards d’euros [Md€] en 2020 et notre balance commerciale est excédentaire de 796 millions d’euros [M€], dans la lignée de 2019 », ajoute le dirigeant, avant de rappeler que « la Haute-Savoie compte 4 800 établissements de production (6 % des entreprises du département), pour 46 000 emplois (21 % des salariés du privé), et générant environ 20 % du PIB du département, contre une moyenne de 12 % au niveau national ».

Par ailleurs, il n’y a eu “que” 33 cessations d’activité d’entreprises industrielles en Haute-Savoie au premier trimestre [en ligne avec le trimestre précédent (31 cessations) et en retrait par rapport à n-1 (56 cessations au 1er trimestre 2020)]. « En outre, le nombre d’établissements industriels progresse, puisque le nombre de créations est supérieur à celui des cessations. C’est un bon point pour notre département », se félicite Guy Métral.

« En revanche, le nombre de salariés diminue légèrement, principalement à cause de deux tendances : l’externalisation de fonctions supports et le recours à l’intérim. » L’emploi intérimaire de l’industrie, qui représente 80 % du total de l’intérim en Haute-Savoie, est ainsi comptabilisé dans les statistiques. Depuis que Rossignol a annoncé, à l’automne, l’arrêt d’une partie de l’activité de son site de Sallanches (124 salariés, 50 suppressions de poste), la Haute-Savoie n’a pas eu à déplorer d’autres annonces fracassantes, notamment dans la métallurgie.

« Il y a eu quelques rapprochements, des mouvements de consolidation, mais pas de grosses défaillances », analyse Maxime Thonnerieux, le directeur général du Syndicat national du décolletage (SNdec). « Les mécanismes de soutien (PGE, activité partielle…) mis en place par l’État ont joué leur rôle, même si cela risque d’être plus compliqué quand il faudra commencer à rembourser. »

L’élan “France Relance”

C’est vrai que l’État fait, depuis un an, preuve d’une prodigalité inhabituelle, dans le sillage du « quoi qu’il en coûte » présidentiel et de la volonté affichée d’oeuvrer pour la réindustrialisation du pays. Une volonté qui s’incarne dans le plan France Relance, véritable arme d’investissement massif qui permet, depuis septembre 2020, de soutenir les investissements industriels à coups de millions.

À fin mars, 1 233 projets industriels ont déjà été soutenus en France pour une enveloppe globale d’aides de 1,119 Md€ ayant permis de générer 5,117 Md€ d’investissements. En Auvergne-Rhône-Alpes, 177 projets sont soutenus (706,6 M€ d’investissements, dont 212,5 M€ d’aides de l’État), dont 39 projets en Haute-Savoie (65,6 M€/30,2 M€), 11 projets en Savoie (31,6 M€/10,9 M€) et 14 projets dans l’Ain (52,4 M€/15,9 M€).

Un effort conséquent que tous saluent : « S’il n’y avait pas eu ce plan de soutien aux entreprises industrielles, puis ce plan de relance, cela aurait été une catastrophe. On peut remercier l’État d’avoir joué cette carte », souligne Guy Métral. Ces chiffres démontrent aussi la résilience et la vitalité de l’écosystème industriel local.

« Les nombreux dossiers lauréats démontrent que les industriels se mobilisent et croient en l’avenir, et qu’ils ont des projets », estime Bruno Gastinne. « Ce sont autant de signaux positifs pour le maintien, voire le développement de l’activité industrielle en Savoie. »

La réindustrialisation en marche ?

De quoi se projeter avec confiance et tourner – enfin – le dos à la décroissance de l’industrie ? « Ugitech, MSSA, Trimet… Nombre d’entreprises créent des emplois en Savoie. La réindustrialisation est réelle, mais elle est progressive et ne suffit pas à compenser la désindustralisation qui fonctionne par grands à-coups. Le solde a été légèrement négatif sur une longue période. La part de l’industrie dans le PIB du département ne cesse de baisser depuis de nombreuses années. Il faut poursuivre nos efforts. Le plan de relance devrait nous aider », veut croire Bruno Gastinne.

« Des aciers sont ainsi passés de 300 euros la tonne à la mi-mars à 450 euros la tonne aujourd’hui. Cela crée des problèmes de compétitivité et de productivité, avec des risques de ruptures d’approvisionnement. Nous avons perdu la maîtrise de la souveraineté sur ces produits, et nous risquons d’en subir les conséquences. »

La réindustrialisation que tout le monde appelle de ses voeux serait-elle en marche ? « Il n’y a pas de désindustrialisation en Haute-Savoie », assure Guy Métral. « Mais de là à parler de réindustrialisation, il ne faut pas s’emballer… La priorité, c’est de conforter et consolider le tissu industriel existant. » Le combat continue.

Matières premières : hautement inflammables ?

C’est le sujet de préoccupation du moment, davantage encore que les énièmes soubresauts d’une crise sanitaire dont on finit par se demander si elle aura une fin. Les tensions sur les marchés des matières premières vont-elles impacter la reprise naissante de l’activité industrielle ?

« Les difficultés d’approvisionnement sur certaines matières premières et l’augmentation des prix sont une source d’inquiétude », confirme Jean-Patrick Bailhache, secrétaire général de l’UIMM Savoie. « Plusieurs matières premières se sont envolées de 30 % à 40 % au cours des dernières semaines », précise Guy Métral, le président de la CCI 74.

« Des aciers sont ainsi passés de 300 euros la tonne à la mi-mars à 450 euros la tonne aujourd’hui. Cela crée des problèmes de compétitivité et de productivité, avec des risques de ruptures d’approvisionnement. Nous avons perdu la maîtrise de la souveraineté sur ces produits, et nous risquons d’en subir les conséquences. »

« Aujourd’hui, il est pratiquement impossible de discuter d’un ajustement des prix à la hausse avec les clients, parce qu’eux aussi sont impactés », relate Maxime Thonnerieux, directeur général du Syndicat national du décolletage. « Alors, on rogne fortement sur les marges. »

Château-Feuillet : monument en péril

La « mise sous cocon » des sites FerroPem de Château-Feuillet (Savoie) et des Clavaux (Isère) pourrait entraîner la suppression de 350 emplois. Une décision qui suscite l’incompréhension et la colère des acteurs locaux qui se mobilisent. « Château-Feuillet : Tu ne l’utilises plus ? Vends-le ! » La gigantesque banderole bariolée qui coiffe le toit de l’usine nonagénaire de La Léchère donne le ton. Ses salariés sont déterminés à ne pas se laisser licencier sans broncher.

C’est que leur actionnaire, le groupe américano- espagnol Ferroglobe, spécialisé dans la production du silicium et de ses dérivés, a officialisé le 29 mars sa décision de mettre en sommeil deux des six sites de sa filiale française FerroPem : Château- Feuillet, à La Léchère (Savoie), et Les Clavaux, à Livet-et-Gavet (Isère). Sur place, personne n’accepte cette décision synonyme de casse industrielle et sociale. Le projet prévoit en effet la suppression de 350 emplois – 221 à Château-Feuillet et 129 aux Clavaux –, soit un tiers des effectifs actuels de FerroPem (environ 960 salariés).

« Château-Feuillet : Tu ne l’utilises plus ? Vends-le ! » La gigantesque banderole bariolée qui coiffe le toit de l’usine nonagénaire de La Léchère donne le ton. Ses salariés sont déterminés à ne pas se laisser licencier sans broncher.

Tous les acteurs locaux multiplient les actions pour forcer un autre dénouement. Mais le temps presse, car la réunion R1 qui s’est tenue le 13 avril a déjà lancé le plan de sauvegarde de l’emploi. Au terme des quatre mois de procédure, les premiers licenciements tomberont. Mais au fait, comment en est-on arrivé là ? « [FerroPem] a perdu, ces deux dernières années, 74 millions d’euros [M€] pour un chiffre d’affaires moyen de 327 M€. Ce n’est pas viable […] », nous explique Ferroglobe, qui argue que ce plan de restructuration est un ajustement nécessaire face à l’évolution défavorable du marché mondial du silicium depuis 2018.

Le groupe souhaite donc se concentrer sur ses sites les plus rentables. Suite à un audit, les deux sites de Château-Feuillet et des Clavaux ont été mis sur la sellette pour « défaut de compétitivité ». Les syndicats des deux sites contestent cet argumentaire. « Le potentiel et la rentabilité de ces usines ne sont plus à démontrer », assure Walter Wlodarczyk, délégué syndical CGT du site de La Léchère, qui rappelle que l’usine a longtemps dégagé plus de 10 M€ de marge nette par an jusqu’en 2018.

« Avant ce tournant, l’usine des Clavaux a eu les meilleurs résultats du groupe pendant plus de dix ans », affirme pour sa part Mourad Messaoui, délégué syndical FO. S’ils contestent la validité des résultats de l’audit, les syndicats pointent surtout des erreurs stratégiques qui seraient la cause des difficultés actuelles. Comme cette action anti-dumping intentée aux États-Unis qui a eu pour conséquence de fâcher l’un de ses principaux clients, le siliconnier nord-américain Dow Corning, qui, depuis, ne travaille plus avec FerroPem alors qu’il représentait 50 % de l’activité de Château- Feuillet, avec du silicium premium à forte valeur ajoutée.

Ou comme des investissements jugés hasardeux, notamment en Chine, qui auraient creusé l’endettement de l’entreprise et obéré son fonds de roulement. Plus encore que la décision d’arrêter l’activité, c’est la volonté de le faire sans chercher un repreneur qui irrite les acteurs locaux, qui craignent les conséquences sur le tissu économique des vallées concernées.

« On demande à la direction de ne pas bloquer les projets de reprise », martèle Walter Wlodarczyk. Le monde politique s’active également pour convaincre Ferroglobe d’accepter de céder ces sites à l’un des repreneurs qui se seraient déjà manifestés. Après avoir annoncé qu’il ne voulait pas renforcer un concurrent potentiel, le groupe semble prudemment entrouvrir la porte : « Une procédure de recherche de repreneur est bien prévue par le projet de restructuration. Elle a été confiée à un cabinet spécialisé indépendant et, si elle aboutit, doit permettre les cessions d’établissement », nous indique la direction.

L’État, qui a déjà appelé l’industriel à assumer « ses responsabilités », et qui a largement mis la main à la poche (activité partielle, PGE…), continue de suivre le dossier. Nul ne doute qu’il verrait d’un mauvais oeil la disparition d’une activité industrielle stratégique au moment où il injecte, via le plan France Relance, des millions pour stimuler la réindustrialisation de l’Hexagone…

La direction sort du silence : après plusieurs relances, la direction de Ferroglobe a finalement longuement répondu par écrit à nos questions et c’est à lire en exclusivité >>

Surinvestissement, sous-investissement… des précédents résolus par la désignation de repreneurs

Il faut remonter à 2013 et 2009 pour retrouver, dans l’Ain, des sites emblématiques menacés par de mauvais choix stratégiques. Le plus récent concerne l’usine chimique Kem One de Balan. Le sort de la société, créée en juillet 2012 à partir de la cession par Arkéma de son pôle vinylique, inquiète dès le début 2013. Les syndicats dénoncent l’absence de vision stratégique et s’alarment de pertes financières importantes (environ 60 M€ sur le second semestre 2012).

Par ailleurs, les acheteurs ne tiennent pas leurs promesses d’investissements, ce qui menace la pérennité des sites. Ces inquiétudes prennent corps le 25 mars, avec le placement de la société en redressement judiciaire. La solution passera par une reprise, en décembre, devant le tribunal de commerce de Lyon. Depuis, la société a bien remonté la pente, avec un chiffre d’affaires de 800 M€ en 2020. De nombreux investissements ont été réalisés, notamment sur le site de Balan où, dès 2015, 6 M€ avaient été dépensés pour l’installation de nouvelles chaudières de production de vapeur (en photo), dans le cadre d’un plan à 250 M€ sur trois ans.

L’épilogue est tout aussi heureux pour l’autre site emblématique un temps menacé. Mais les causes qui avaient poussé au bord du gouffre le carrossier industriel Lamberet étaient bien différentes que pour Kem One. Ici, pas de sous-investissement, au contraire. C’est le retournement conjoncturel de la crise de 2008 qui avait mis un brutal coup d’arrêt à une entreprise en surchauffe. Cette fois encore, le salut est venu d’une reprise, en avril 2009, à la barre du tribunal de commerce de Bourg-en-Bresse.

Mais cela ne s’était pas fait sans casse, avec deux plans de licenciements de 287 et 149 personnes. Heureusement, depuis, l’entreprise (remise sur pied puis cédée par son repreneur) a largement retrouvé son niveau d’avant-crise. Aux dernières nouvelles, Lamberet employait un millier de personnes, dont 600 au siège, à Saint-Cyr-sur-Menthon, pour un chiffre d’affaires consolidé de 205 M€.


Dossier réalisé par Matthieu Challier, avec Sébastien Jacquart.

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