Les (Haut-)Savoyards aussi ont fait Mai 68 ! Grèves, occupations d’usines, manifestations, réunions, réflexions, illusions, désillusions… En complément de notre article sur la situation générale dans nos deux départements à l’époque, voici deux témoignages très complémentaires d’acteurs des « événements »: l’un est resté fidèle à ses engagements de l’époque, l’autre a davantage évolué.
Ces articles sont parus dans Eco Savoie Mont Blanc du 27 avril 2018 et vous sont exceptionnellement proposés à titre gratuit. Pour avoir accès à l’intégralité de nos articles, c’est ICI.
Michel Étiévent : «Une révolution dans la joie»
Historien, écrivain, militant de gauche, Michel Étiévent fut un acteur de mai 1968 en Savoie. il en frissonne encore…
Dans quel contexte éclate mai 1968 ?
J’entre en fac en octobre 1967, rue Marcoz à Chambéry. Enfin, fac… à l’époque, l’établissement est une annexe de l’Institut de géographie alpine de Grenoble et s’appelle UER Savoie. Il est encore tout récent : la formation d’histoire vient juste de démarrer, avec à peine une trentaine d’étudiants. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque : des normes morales très strictes. L’année précédente, en terminale, un enseignant m’a donné une claque. Les châtiments corporels sont encore utilisés. En 1967, le proviseur du lycée de Moutiers plonge dans la fontaine la tête de la première fille qui arrive maquillée en cours…
Comment commence le mois de mai pour vous ?
Le 3 mai à 20 heures, on frappe à ma porte : « Viens vite, Michel, c’est la révolution ! » À l’époque, je suis un jeune homme timide. Je découvre l’amphi de Marcoz en ébullition, les étudiants hurlent « libérez nos camarades ! ». C’est le début des événements à la Sorbonne, à Nanterre. Puis tout s’enchaîne. Le 4, appel à la grève des syndicats étudiants. Chambéry ne suit pas tout de suite, mais c’est déjà un chahut monstre. Le 6, première nuit des barricades à Paris. Le 9, Chambéry déclare la grève. Le 14, les revendications, plutôt corporatistes jusqu’à présent, s’élargissent en même temps que la grève.
C’est le moment où, à Paris, le pouvoir vacille…
On le sent très nettement en province. Cela nous pousse à inventer autre chose, tout de suite. Les débats ont lieu partout, dans les amphis, dans les bistrots… et tout cela dans une ambiance joyeuse, festive. J’ai vécu des moments fous. Le 24 mai, devenu un des leaders du mouvement (parce que mes parents étaient ouvriers, ça faisait bien !), je suis chargé avec d’autres d’aller rencontrer le doyen del’Institut de géographie alpine, pour remettre en question son autorité. Furieux de voir ce qu’il a passé des années à construire s’écrouler, ce dernier finit par nous jeter les clés des bâtiments et quitter la salle. C’est ainsi qu’on a été responsable de la formation… peut-être une semaine. Aujourd’hui encore, je me pince pour être sûr que j’ai bien vécu tout ça.
« NOUS REFUSIONS LA SOCIÉTÉ QU’ON NOUS PROMETTAIT. AUJOURD’HUI, LES JEUNES DEMANDENT AU CONTRAIRE À Y ÊTRE MIEUX INTÉGRÉS ! »
Et puis, la fin arrive…
Le 27 mai, le gouvernement réunit syndicats et patronat pour ce qui deviendront les accords de Grenelle. Le 29, grand frisson : De Gaulle a disparu. On apprend qu’il est chez Massu. On craint un coup d’État. Le 30, il annonce la dissolution de l’Assemblée nationale. Les partis se lancent dans la bataille. Un million de personnes se retrouvent devant la tombe du soldat inconnu pour défendre le Président. Le 5 juin, les grévistes reprennent le travail.
Vous rentrez chez vous ?
La tête basse… J’ai mis 27 jours à remettre les pieds chez mes parents, et j’ai été accueilli avec le balai… Après de tels bouleversements, extérieurs et intérieurs, reprendre le cours normal des choses n’était plus possible. Je savais dès ce moment que je ne ferai pas l’armée, que je n’enseignerai pas comme avant, que j’aurai une autre vie… L’enfant timide était devenu un révolté.
Qu’exprimait mai 1968 ?
Un refus radical de la société qu’on nous proposait. Je me souviens d’un slogan : « Vieille société, arrête-toi, moi je veux descendre. » C’était un refus global des autorités, de toutes les autorités : professeurs, militaires, parents… Je me souviens aussi de ce mouvement comme d’un formidable moment de découverte de soi-même. Une véritable révolution intérieure, qui passait par la sexualité, avec le célèbre « jouir sans entrave ». Mais nous nous sommes vite heurtés aux limites des utopies. Nous avons vécu tout cela de manière brutale, frontale. La marmite explosait…
Le mouvement a été suivi en Savoie ?
Les occupations ont commencé le 14 mai. 3 100 ouvriers étaient en grève en Tarentaise. Avec les aciéries d’Ugine, environ 7 000 personnes avaient cessé le travail, avec les effets que l’on devine sur la sous-traitance.

Michel Etiévent a écrit plusieurs ouvrages, dont un consacré à Ambroise Croizat, le père de la Sécurité sociale, originaire de la même commune de Savoie que lui, Notre-Dame-de-Briançon. Crédit photo : Sylvie Bollard.
Que reste-t-il de mai 1968 ?
Des hausses de salaire ! +20 % pour ma mère. Une quatrième semaine de congés payés. Des améliorations dans la plupart des conventions collectives. Mais surtout, le mouvement ouvrier retrouvait dignité et confiance. En matière de moeurs, mai 1968 a tout changé. Les femmes ont été très présentes et ont défendu leur cause. L’idée générale, c’était qu’on ne nous imposerait pas une société dont nous ne voulions pas. Plus globalement, j’ai l’impression que 68 marque le passage d’une société axée sur le collectif à quelque chose qui laisse plus de place à l’individu, à sa singularité.
Que sont devenus les soixantehuitards ?
Le retour à la réalité a été rude. Certains ont déprimé. Quatre de mes copains se sont suicidés. D’autres se sont marginalisés. D’autres enfin sont devenus l’élite de ce pays. J’en ai retrouvé à des postes de conseillers gouvernementaux…
Cinquante ans après, de nouveaux mouvements sociaux et étudiants se déclarent. Mêmes combats ?
Nous refusions la société qu’on nous promettait. Aujourd’hui, les jeunes demandent au contraire à y être mieux intégrés ! Mais surtout, je ne retrouve pas l’ambiance de fête permanente qu’a été mai 1968. C’était une révolution joyeuse ! Aujourd’hui, il y a plus d’inquiétude que d’insouciance.
Nous étions encore dans les Trente Glorieuses… C’est vrai. Nous savions que nous ferions bien mieux que nos parents. L’ascenseur social fonctionnait. Ma mère était femme de ménage, et j’ai pu enseigner, écrire.
Que répondez-vous à ceux qui voudraient maintenant “solder l’héritage” de 68 ?
Ces grands mouvements populaires font peur. À un moment, nous avons vraiment senti la fragilité du pouvoir, et pris conscience que collectivement on pouvait changer les choses. Et dire que le 15 mars, Claude Viansson-Ponté, titrait son article du Monde « Quand la France s’ennuie ». On croit toujours que le peuple est endormi…
Alain Veyret : « Une fête, et puis… »
Ca ne saute pas forcément aux yeux à la lecture de ses éditos, mais si, le dirigeant de notre entreprise à « fait » Mai 68. Souvenirs, sans regrets, mais sans illusions.
Comment a commencé mai 1968 ?
J’étais en licence de droit à Paris, j’étais donc aux premières loges ! Au départ, des groupes d’extrême gauche bien organisés ont lancé les manifestations, mais ils n’étaient que l’allumette. Si le feu a pris, c’est que les étudiants ont très vite répondu présents. Ensuite, il y a eu le cycle assez classique provocation- répression, que les groupuscules ont très bien su gérer. Le slogan « CRS = SS » réunissait tout le monde. Pas seulement les étudiants. Je me souviens d’édifications de barricades où toute la population participait : une grand-mère, un jeune ouvrier…
C’était l’expression d’un ras-le-bol ?
Ce n’était en tout cas pas l’expression d’une conscience politique organisée. De mon côté, depuis le lycée, j’étais engagé… pour l’Europe ! Nous suivions les drapeaux d’une Fédération des étudiants révolutionnaires, mais personne n’avait lu la première ligne de leur programme, s’ils en avaient un. Je crois qu’après dix ans d’un gaullisme pesant, dans une société rassasiée (nous étions au milieu des Trente Glorieuses), les jeunes avaient besoin d’un peu d’idéal, de mettre un peu de sens sur ce qu’on leur proposait. C’est tout à fait la phrase de Bernard Shaw : « Celui qui n’est pas communiste à vingt ans n’a pas de coeur, celui qui l’est encore à quarante n’a pas de tête. » Nous voulions faire craquer ce carcan social, souvent au demeurant familial.
«J’AI VITE COMPRIS QUE NOUS ÉTIONS MANIPULÉS, DES DEUX CÔTÉS.»
Quelle était l’ambiance ?
Ça a été une sacrée fiesta ! C’était le mois de mai, tout le monde se libérait. Quelque part, nous avions l’impression que le monde entier nous regardait, en cette année 1968 où il s’était déjà passé bien des choses (Vietnam, Biafra, printemps de Prague…). Nous avons passé des nuits entières à marcher, manifester, discuter, dans un défoulement complet. On se gargarisait de mots… C’était joyeux ! Même si avec le recul, je trouve incroyable qu’il n’y ait eu aucun mort : des pavés volaient depuis les toits, tout de même… Mais nous avons vite déchanté.
À quel moment ?
À la mi-mai, lorsque nous sommes allés devant les usines pour rallier les ouvriers. Le fossé avec le monde du travail était flagrant. Eux attendaient des améliorations concrètes et n’avaient pas du tout envie de « changer tout ». Et puis, j’ai vite compris que nous étions manipulés, des deux côtés.
C’est-à-dire ?
Les groupuscules de gauche, emmenés par le trio Cohn-Bendit, Geismar, Sauvageot, nous ont emmenés là où ils voulaient aller. Mais le pouvoir de l’époque et la police ont également su souffler le froid et le chaud. Je me souviens d’un épisode fin mai où deux motards de la préfecture avaient eu l’imprudence de vouloir couper une manifestation, et avaient été mis à bas. J’ai vu de mes yeux un des leaders de la manifestation, l’instant d’avant porte-voix à la bouche, appeler la police d’une cabine téléphonique, s’identifier comme policier, pour demander de l’aide. En prévision des élections, le pouvoir avait intérêt à faire peur. Ça a marché : les élections ont été un véritable raz-de-marée gaulliste…
Et pour vous, comment se termine cette parenthèse “gauchiste” ?
J’ai participé au meeting de Charlety, où Michel Rocard et Pierre Mendès France ont tenté de récupérer le mouvement. Ils apportaient de l’encadrement et un peu de logique politique. J’ai adhéré au PSU quelques mois. Mais je travaillais à la Compagnie des wagons-lits et une nuit, j’ai vu arriver Michel Rocard accompagné d’un chariot rempli de valises monogrammées Vuitton, qu’il m’a laissé charger et décharger sans même remarquer ma présence, sans laisser de pourboire. Pour quelqu’un qui se prétendait proche du peuple… Le lendemain, je renvoyais ma carte. Puis j’ai fait un mémoire de fin de maîtrise sur Jean-Jacques Servan- Schreiber, qui venait de sortir Le défi américain, un livre qui m’avait marqué, et qui dirigeait l’Express. J’ai vite rejoint son équipe puis le mouvement réformateur. J’ai beaucoup appris à leur contact. Puis, fin 1971, avant même d’attendre les résultats de mes examens, je suis parti m’installer à Annecy, où le responsable du parti radical était l’imprimeur Joseph Depollier, qui venait de décéder en laissant Le Républicain savoyard à son fils Gérard, plus passionné par les machines que par l’écriture. Vous connaissez la suite…
Que reste-t-il de mai 68 ?
Ça a sans doute un peu décontracté la société même si, vous savez, la réaction politique est arrivée tout de suite. Au plan politique, mai 68 a sans doute contribué à déboulonner la statue de De Gaulle. Au niveau économique, les accords de Grenelle ont peut-être permis de sortir de la crise, mais on a lâché tout et n’importe quoi. On a beaucoup parlé de révolution des moeurs, de remise en cause de l’autorité. Mais il ne faut pas s’y tromper : il suffit de voir les images d’époque pour se rendre compte que la majeure partie des étudiants sont en costume-cravate, les jeunes filles plutôt bon chic bon genre. Mai 68, c’est peut-être d’abord la révolte d’une classe moyenne émergente et qui voulait plus de place et plus d’air.
Témoignages recueillis par Philippe Claret.
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