Planification écologique / Christophe Mangeant : « Pour une réappropriation collective des choix écologiques »

par | 29 novembre 2024

Compagnon de route du spécialiste des liens entre énergie et climat Jean‑Marc Jancovici, et ex-chef de projet à l’Institut national de l’énergie solaire (INES) à Savoie Technolac, Christophe Mangeant vient de publier un ouvrage* plaidant pour que la France se dote d’un outil de planification écologique digne de ce nom. Interview.

Christophe Mangeant, comment vous êtes-vous intéressé à l’écologie ?

J’ai toujours voulu être militaire. Je suis diplômé de Supélec, puis j’ai fait un doctorat de physique au cours duquel j’ai intégré la direction générale de l’Armement. Ce secteur, celui de la défense et de l’armement, reste ma préoccupation première. Mais cela ne m’a pas empêché de m’intéresser très tôt à ce qui se passait autour de moi, et assez naturellement aux sujets environnementaux, d’abord sous l’angle de l’énergie. C’est en étudiant ces sujets, à titre personnel et pour mon propre compte, dans les années 2000, que je suis tombé sur des textes de Jean-Marc Jancovici et que j’ai été séduit par ses raisonnements, rigoureux et visionnaires. Ces sujets m’ont suffisamment passionné pour que je décide d’aller travailler, de 2009 à 2015, à l’Institut national de l’énergie solaire (Ines), à Savoie Technolac, où j’ai été chef de projet pour les systèmes solaires photovoltaïques. Depuis 2015, j’ai retrouvé, par choix, la direction générale de l’Armement.

Les problématiques écologiques ne se résument tout de même pas à la question énergétique…

Vous avez raison : j’ai assez vite compris que nos trajectoires énergétiques dépendaient d’autres facteurs limitants – les ressources minières et fossiles en amont, la pollution en aval, la dépréciation naturelle de nos infrastructures, les tensions sociales, l’état de nos terres agricoles, pour ne citer que quelques exemples –, et que ces différents secteurs étaient en fait en interaction très étroite. Vouloir repousser une limite sans prendre en compte les autres n’a pas de sens. C’est en cherchant le moyen d’appréhender l’ensemble des facteurs que j’ai découvert le modèle numérique World 3.

Il date de quand ?

Sa première version date de 1972, mais elle n’était pas publique. World 3 a été créé au Massachussetts Institute of Technology (MIT), dans le cadre d’un projet dirigé par Denis et Donella Meadows et commandé par le Club de Rome, un groupe d’industriels internationaux qui se posait la question des limites à la croissance. World 3 est un modèle de représentation simplifiée du monde, reliant cinq grands secteurs entre eux : la population mondiale, les ressources naturelles non renouvelables, le système agricole et les terres arables (c’est à dire les ressources renouvelables servant à nourrir la population), le système industriel qui fabrique les biens et services, et la pollution persistante. Depuis la première édition, des mises à jour ont eu lieu en 1992 puis en 2004 : c’est cette dernière version que j’ai découverte en 2012.

« J’ai assez vite compris que nos trajectoires énergétiques dépendaient d’autres facteurs limitants – les ressources minières et fossiles en amont, la pollution en aval, la dépréciation naturelle de nos infrastructures, les tensions sociales, l’état de nos terres agricoles, pour ne citer que quelques exemples –, et que ces différents secteurs étaient en fait en interaction très étroite. »

C’est effectivement simplifié…

Mais ça fonctionne très bien ! Le modèle a été construit en entrant les données depuis 1900. Il a évidemment été passé au banc d’essai de la réalité sur tout le début du XXe siècle. De 1970 à aujourd’hui, soit sur une cinquantaine d’années, il continue d’être extraordinairement pertinent. Le rapport Les Limites à la croissance dans un monde fini (The Limits to Growth, en anglais) est bien connu, mais peu pris en compte par les pouvoirs publics. Il prédisait, dès le début des années 1970, que la croissance exponentielle matérielle que l’on a connue au XXe siècle s’arrêterait quelque part au cours de la première moitié du XXIe siècle, en fonction des hypothèses de (non) transition écologique retenues.

La modélisation permettait-elle de discerner différents avenirs possibles ?

Oui, c’est même tout l’intérêt de disposer d’un modèle numérique. On peut tester différents scénarios. L’équipe Meadows a bien sûr cherché comment éviter l’effondrement écologique prédit dans le tout premier scénario. À vrai dire, la relative simplicité de World 3 et sa disponibilité (je l’ai acheté il y a vingt ans pour quelques centaines d’euros, mais il est désormais accessible gratuitement en ligne) permettent à tout le monde de tenter l’expérience. Oui, il est possible de trouver un équilibre, mais en s’attaquant en même temps à toutes les causes, et sans tarder. Le Shift Project, autour de Jean-Marc Jancovici et Matthieu Auzanneau, arrive aux mêmes conclusions par d’autres approches. On peut par exemple se référer au PTEF, ou Plan de transformation de l’économie française.

* « La Pièce manquante de la transition écologique française – Un modèle numérique à construire », de Christophe Mangeant, publié en août 2024 aux éditions de L’Harmattan (collection Sciences et société). 272 pages. 27 €.

Et l’État français ?

J’ai trouvé ce modèle World 3 suffisamment intéressant et – encore une fois – fiable, pour chercher à comprendre quels outils utilisait mon pays pour appréhender et piloter ce type d’évolutions. Ma réponse est claire : la France ne possède pas de modèle numérique systémique capable d’être suffisamment prospectif pour guider notre nation sur la voie de la durabilité.

« Ma réponse est claire : la France ne possède pas de modèle numérique systémique capable d’être suffisamment prospectif pour guider notre nation sur la voie de la durabilité. »

Les ministères ont pourtant tous leur département prospectif…

C’est une partie de la réponse : oui, chacun fait de la prospective pour son propre compte, mais il manque la vision d’ensemble. J’ajoute qu’en général, les modèles d’aide à la décision utilisés en France, mais aussi ailleurs, sont biaisés. Pour le dire très vite, une partie des hypothèses sont exogènes (c’est-à-dire imposées purement et simplement), là où World 3 ne fait appel qu’à ses propres calculs. Pour ne prendre qu’un exemple parlant : World 3 calcule l’évolution du PIB mondial en fonction de l’évolution de l’industrie, des ressources, de la pollution, de l’agriculture, de la santé des gens, de leur espérance de vie, etc. ; là où les modèles prospectifs français sectoriels supposent que le PIB va continuer à croître quoi qu’il en soit. Je suis convaincu qu’il manque, en France, un modèle numérique étatique pour aider à piloter les mutations qui sont indispensables. Même si l’Ademe [l’Agence de la transition écologique, NDLR] a développé, avec Transition(s) 2050, un outil intéressant, ce n’est pas suffisant. Mais tout n’est pas perdu. Par exemple, les associations font un travail formidable. J’ai déjà cité le Shift Project. Je pense aussi à Negawatt, ou aux cabinets de conseil comme Carbone 4. Au niveau européen, le projet Medeas propose la construction de modèles systémiques de type “gigognes” (des modèles nationaux sont couplés à un modèle européen, lui-même cohérent avec un modèle mondial).

Ce modèle systémique encore à construire, c’est la « pièce manquante » de votre livre ?

Oui. Je suis militaire et il me semble que c’est aider mon pays que de dire qu’il lui manque effectivement un modèle prospectif complet : à la fois physique, économique, financier, culturel, social. Cette modélisation numérique devrait être développée par et pour l’État français, donc pour l’ensemble de nos concitoyens. C’est l’occasion de se poser collectivement la question : Vers où voulons-nous aller, compte-tenu des contraintes physiques qui s’imposent à nous ? En clair : Quelle France voulons-nous ? Cette France durable et agréable à vivre, c’est à nous de la construire. C’est un beau projet collectif qui est accessible ; World 3 nous le prouve. C’est le message principal du livre.

Christophe Mangeant : CV express

1997 : Ingénieur Centrale Supélec
1997-2005 : Ingénieur à la direction générale de l’Armement
2005-2009 : Direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique (CEA)
2009-2015 : Chef de projet “systèmes solaires photovoltaïques” à l’Institut national de l’énergie solaire (Ines), à Savoie Technolac
Depuis 2015 : Directeur de programme, directeur de segment à la direction générale de l’Armement


Propos recueillis par Philippe Claret

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