BTP : le réemploi prend du volume

par | 04 avril 2023

La réutilisation de matériaux est l’un des leviers activés pour préserver les ressources tout en réduisant la production de déchets dans la construction. Encouragé par les évolutions réglementaires, il se heurte encore à des problèmes de garantie et d’assurance, dans un secteur très normé. Mais les filières se mettent peu à peu en place, sous l’impulsion d’acteurs engagés dans la lutte contre le gaspillage.

Avec une production annuelle de plus de 320 millions de tonnes, le bâtiment et les travaux publics sont le premier secteur pourvoyeur de déchets en France. Le parallèle entre ce gisement à traiter et les besoins en ressources plaide tout naturellement en faveur du réemploi. « Des études de préfiguration nationale conduites depuis une dizaine d’années ont débouché sur de premières expérimentations, dans un secteur du bâtiment très réglementé, avec des normes et des documents techniques unifiés garantissant la viabilité et le vieillissement des éléments », rappelle Dominique Firinga, la fondatrice et dirigeante de Decodex, un bureau d’études et conseils spécialisé en économie circulaire.

Des fiches ressources

Encouragé par les évolutions législatives comme la réglementation environnementale 2020 (RE 2020) et la loi antigaspillage, le réemploi est au cœur d’initiatives qui fleurissent sur le territoire. Depuis 2019, l’EPFL (établissement public foncier) de la Savoie déploie ainsi un dispositif visant à ne plus mettre à la benne des matériaux réemployables. Dédié aux professionnels – il ne s’agit pas de transformer les chantiers en foires à la brocante -, le système repose sur l’élaboration de fiches ressources comprenant un descriptif et des photos des matériaux susceptibles d’être récupérés sur chaque opération de démolition. Ces fiches sont envoyées aux entreprises inscrites sur une liste de diffusion constituée avec l’appui des organisations et syndicats professionnels.

« S’il est intéressé, l’entrepreneur nous répond par mail pour que nous organisions un rendez-vous sur site. Très souvent, il confirme son intérêt et ajoute même des éléments. Nous signons alors une convention de mise à disposition pour qu’il puisse démonter les matériaux en question. Si la récupération doit se faire pendant la démolition, il est intégré dans les intervenants du chantier », détaille Vincent Jullien, responsable du pôle “patrimoine” de l’EPFL 73.

Depuis l’instauration de ce système, chaque démolition attire des entreprises venant chercher gratuitement chauffe‑eau, chaudières, tuiles écailles, bois, etc. « Les volumes sont encore faibles, mais nous ne manquons jamais une occasion d’intervenir dans les organisations professionnelles, car l’enjeu principal est d’étoffer le nombre d’entrepreneurs inscrits », complète Vincent Jullien.

Un chantier pilote à Marlioz

À Aix-les-Bains, le programme de rénovation urbaine du quartier de Marlioz, porté par Grand Lac, comprend la démolition de la barre de la cité (144 logements). L’Opac de la Savoie, propriétaire du bâtiment, a confié une mission d’assistance à maîtrise d’ouvrage à l’agence chambérienne Kayak Architecture, spécialisée dans les projets touchant à l’économie circulaire. Le diagnostic ressources a listé les matériaux susceptibles d’être réemployés.

« Le résultat global est intéressant. Les 98 tonnes de déchets ainsi évitées représentent 24 tonnes d’équivalent CO2. Le surcoût lié à l’élaboration du diagnostic et à la dépose soignée que le réemploi impose a été absorbé par l’importance des volumes », observe Thierry Varisco, chargé d’opérations à l’Opac de la Savoie.

Crédit photo Api-R Bois

Une matériauthèque éphémère

Les gravats issus de la démolition ont été concassés pour les sous-couches des nouvelles voiries. Les châssis et volets roulants ont été récupérés par l’entreprise Veka France (Thonon-les-Bains) afin d’être broyés et transformés en granulat PVC entrant dans la fabrication de nouvelles fenêtres.

« Nous avons récupéré des parements et des blocs de béton qui seront réemployés dans les aménagements paysagés futurs », détaille Thierry Varisco. « Une entreprise nous a racheté 70 radiateurs en fonte qu’elle utilisera pour des rénovations dans l’ancien. »

Une matériauthèque éphémère organisée sur site par les Chantiers valoristes (Drumettaz-Clarafond) a permis de vendre une partie des matériels. Puis les invendus ont été transférés vers la matériauthèque d’Enfin ! Réemploi, à Chambéry.

Ouverte en octobre 2022, cette plateforme, qui se déploie sur 1 000 m², a déjà revendu 74 tonnes de matériaux sur les 95 tonnes collectées.

« Nous avons une menuiserie qui se charge de restandardiser les pièces de bois que nous récupérons et de préparer des commandes. Nos prix de vente sont environ 50 % moins cher que le neuf », explique Cyril Bouclainville, son responsable.

Attirer les professionnels

La matériauthèque, qui emploie huit salariés en insertion, réalise notamment, pour la communauté d’agglomération Grand Lac, une soixantaine de composteurs constitués de lattes de sommiers usagés. Si l’expérimentation est positive, d’autres commandes pourraient suivre. L’objectif est de développer la clientèle professionnelle, en particulier grâce à un élargissement de l’offre.

« Les filières sont en train de se mettre en place au niveau de la région. Les maîtres d’ouvrage et architectes vont devoir s’approprier le fait de travailler avec des matériaux qu’ils n’ont pas forcément choisis », analyse Xavier Patriarche, le président d’Enfin ! Réemploi et cofondateur, avec son épouse Blandine, de Kayak Architecture.

L’une des clés pour trouver le bon usage aux matériaux récupérés, tout en répondant aux exigences des assurances, est d’opter pour un domaine d’emploi pour lequel ils sont surqualifiés. À Chambéry, par exemple, sur l’opération des Petits Paliers (5 logements), réalisée pour le compte d’Au Bercail, le bois de récupération a été mobilisé pour réaliser l’abri à voitures.

Des initiatives collectives et privées

Enfin ! Réemploi appartient au réseau Solucir, qui œuvre en faveur de l’économie circulaire en Savoie Mont-Blanc. Parmi les actions conduites par cette structure collective : la mise en relation d’acteurs recherchant ou possédant des ressources en bois, via la plateforme Actif développée par les chambres de commerce et d’industrie. Une quinzaine d’entreprises et de professionnels planchent au sein de ce groupe de travail bois dans le cadre d’une expérimentation conduite durant le premier semestre 2023.

Des acteurs privés comme Priams (140 salariés pour un chiffre d’affaires de 208 M€ à mars 2022) intègrent également le réemploi dans leur fonctionnement. Le promoteur haut-savoyard pousse le curseur encore plus loin pour la réhabilitation de la résidence Bellecôte (25 000 m² de plancher), à La Plagne. Engagé en mai 2023 pour une livraison fin 2025, le programme permettra de récupérer 130 tonnes de matériaux, soit un taux de valorisation de la matière de 39 %, au profit d’Enfin ! Réemploi, les Chantiers valoristes, l’Armée du salut et Emmaüs.

Coeur de Savoie joue la carte du réemploi

Engagée dans l’association Enfin ! Réemploi, la communauté de communes Coeur de Savoie passe à l’acte avec deux
de ses projets d’investissement. Réalisé à Montmélian, son futur technicentre aura un impact carbone réduit grâce à sa conception bioclimatique, son ossature bois, l’installation de panneaux photovoltaïques produisant de l’énergie, l’isolation et la mise en oeuvre de matériaux biosourcés ou récupérés. L’idée est notamment de réutiliser des structures en bardage bois, des portes intérieures et équipements sanitaires.

« Il est clair que beaucoup d’éléments sont jetés alors qu’ils pourraient être réemployés. Mais la démarche que nous conduisons avec le bureau d’études Terre Eco implique une recherche de matériaux dont la conformité devra être vérifiée. Pour l’instant, nous tâtonnons un peu, mais le challenge est très intéressant », reconnaît l’architecte Zoé Delgove, chargée du projet pour le compte de l’agence Insolites Architectures, lauréate du concours de maîtrise d’oeuvre.

En phase d’avant‑projet définitif, le programme, réalisé sur un ancien site industriel, permettra de rassembler des services techniques jusque-là éparpillés sur le territoire. Il représente un investissement estimé à 2,5 M€ pour 500 m² de bureaux et 800 m² d’ateliers. L’objectif de la communauté de communes est de lancer les travaux fin 2023, pour une livraison au printemps 2025.

Une extension-rénovation à Saint-Pierre-d’Albigny

Coeur de Savoie intègre également une dimension “réemploi” au programme de rénovation-extension d’un bâtiment industriel de 1 000 m² qu’elle a racheté à Saint-Pierre-d’Albigny. Le site héberge Fibr’Ethik, une association qui développe, depuis 2010, un atelier d’insertion et une recyclerie. La sélection des entreprises chargées de procéder à la rénovation de l’existant (notamment au niveau thermique) et à la construction d’une extension de 200 m² qui hébergera la boutique de vente est en cours. L’Atelier Ligne C (Saint-Baldoph) a été choisi pour assurer la maîtrise d’oeuvre de ce chantier qui débutera courant avril pour une livraison en novembre prochain. L’investissement s’élève à 1,2 M€.

« Récupérer les équipements en bon état susceptibles d’être réinstallés sur d’autres sites n’est pas totalement nouveau pour les équipes. Mais notre objectif est de systématiser la démarche et de la mettre en oeuvre chaque fois que cela est possible », résume Sébastien Eyraud, responsable du service “transition énergétique”. Cette logique du réemploi est relayée via un pôle “économie circulaire” lancé en 2022 sur le territoire. Elle se concrétise au travers d’initiatives comme l’utilisation de skis usagés récupérés par la coopérative SkiTec pour fixer des panneaux photovoltaïques sur le bâtiment de la Pyramide, à Alpespace.

À Chambéry, l’ex-hôtel « Le Bon Accueil » opère une transformation exemplaire

La réhabilitation de l’ancien hôtel chambérien Le Bon Accueil, transformé en centre d’hébergement d’urgence de 108 places, est typique de la dynamique enclenchée autour du réemploi. Propriétaire du site, Cristal Habitat investit 2,7 M€ dans ce programme qui sera livré en septembre 2023 après 18 mois de travaux. Il a confié la maîtrise d’oeuvre de l’opération à l’agence Kayak Architecture, qui a pensé la réhabilitation intérieure et extérieure de manière à conserver la charpente et la couverture d’origine.

Spécialisée dans la gestion des déchets de chantiers du BTP, Nantet a été chargée de déposer les portes, miroirs, lavabos, étagères, lave‑mains à conserver… « Nos équipes sont intervenues pour ces opérations de dépose qui nécessitent un peu plus de temps qu’une mise à la benne. Elles ont procédé au reconditionnement des matériaux qui ont ensuite été livrés à la matériauthèque Enfin ! Réemploi, dont nous sommes l’un des membres fondateurs », détaille Sonia Pontet, directrice générale de Nantet. Cette société de la branche “recyclage” du groupe Serfim – qui emploie 107 salariés pour un chiffre d’affaires 2022 de 29 M€ – planche sur la mise en place de sites de réemploi sur chacune de ses implantations (La Léchère, Francin, Aix-les-Bains).

« L’objectif est d’accroître les volumes détournés sur les 150 000 tonnes de déchets que nous traitons chaque année. En 2022, nous avons pu récupérer 120 m3 de mobiliers que nous avons donnés à des structures comme Fibr’Ethik – à Saint-Pierre-d’Albigny – et Emmaüs Moûtiers. À Francin, nous avons également une benne dédiée aux sommiers à lattes. Enfin ! Réemploi les utilise pour fabriquer des composteurs », poursuit Sonia Pontet.En parallèle du réemploi, Nantet développe des activités de recyclage au sein de diverses filières, comme la transformation de déchets de plâtre en gypse recyclé, que l’usine Placo de Chambéry utilise pour fabriquer de nouvelles plaques de plâtre, ou le broyage de déchets de bois qui permettent de produire des panneaux de particules.

La charte Api-R Bois impose 50 % de réemploi pour la réalisation de chaque projet

C’est en transformant des cadres de fenêtres et de portes récupérés sur des chantiers que Pierre Roussat a trouvé sa vocation. Installé à Saint-Pierre-de-Soucy (73), son atelier propose des agencements et du mobilier sur mesure fabriqués à partir de bois et éléments de récupération, avec l’ambition de prolonger le cycle de vie des matériaux et de sensibiliser ses clients au réemploi.

« J’ai développé une charte imposant que 50 % des matériaux utilisés sur un projet soient issus de la récupération. D’après les retours, je suis parfois moins cher que d’autres menuisiers sur des prestations du même type : par exemple sur des cuisines, j’arrive à passer dans l’enveloppe malgré le surplus de coût de main-d’oeuvre inhérent au réemploi », explique-t-il. Après dix années de travail en bureau d’études et la liquidation de l’entreprise qui l’employait, cet ingénieur en génie mécanique a décidé de changer de voie et a passé un CAP de menuisier chez les Compagnons, à Grenoble.

À défaut de trouver une menuiserie lui permettant d’être créatif, il fonde Api-R Bois en octobre 2017. Membre du conseil d’administration du réseau Solucir, Pierre Roussat est client et prestataire d’Enfin ! Réemploi. Il appartient également à un collectif de sept artisans et designers (architecte, métallier, tapissier, ébéniste…) qui recherchent des locaux sur le bassin chambérien afin de pouvoir collaborer plus facilement sur des projets plus conséquents.

Le menuisier designer est encore membre de la coopérative Cabestan (180 artisans en Auvergne-Rhône-Alpes), qui mutualise les services et facilite la coopération sur les chantiers. Attaché à transmettre son savoir-faire à des stagiaires et alternants, il réalise un chiffre d’affaires annuel de 110 000 euros auprès d’une clientèle de particuliers (70 %) et de professionnels (30 %).

Un chantier test à Saint-Trivier-de-Courtes pour Grand Bourg Agglomération

Le réemploi est l’un des axes forts du plan “Climat, air, énergie territoriale” adopté par Grand Bourg Agglomération, dans l’Ain. Afin de s’approprier les problématiques et les processus, la communauté d’agglomération a identifié, en 2022, un chantier de taille raisonnable : la modernisation de la déchetterie de Saint-Trivier-de-Courtes. Celle-ci prévoit l’agrandissement du local dédié aux déchets ménagers spéciaux, la réalisation d’un espace “ressourcerie” et de vestiaires pour les salariés, et la démolition puis reconstruction du garage abritant le camion poubelle.

Programmés au premier trimestre 2024, les travaux ont été chiffrés à 200 000 euros, soit un investissement identique à ce qu’il aurait été avec des produits neufs. « Nous voulons réutiliser un maximum de matériaux issus de la déconstruction, et pourquoi pas aller puiser dans les filières locales pour le second oeuvre. Nous avons à coeur de convaincre les acteurs locaux du BTP que le réemploi est possible, car notre objectif est de l’intégrer dans toutes nos opérations », indique Romain Tagnachie, responsable du service “maîtrise d’ouvrage”, à la direction “construction et patrimoine”.

Grand Bourg Agglomération s’est appuyée sur l’expertise d’une assistance à maîtrise d’ouvrage confiée à Decodex et ACS, pour identifier les matériels disponibles sur place et réemployables (charpente, tuiles, armoire électrique, luminaires, fenêtres, porte sectionnelle, gouttières, descentes d’eau pluviale…). Cet inventaire a débouché sur l’élaboration d’une stratégie de réemploi fixant un objectif de 80 %, hors dalle (celle-ci sera conservée pour accueillir une nouvelle benne) et murs en parpaing, valorisés dans une filière locale sous forme de remblai après concassage.

« Selon la loi “antigaspillage et économie circulaire”, ce diagnostic est obligatoire dès lors que la surface déconstruite atteint les 1 000 m². Nous sommes bien en deçà sur cette opération », rappelle Dominique Firinga, la fondatrice et dirigeante de Decodex. Grand Bourg Agglomération a commencé à travailler avec le contrôleur technique qui doit donner un avis sur les matériaux réemployés afin de répondre aux attentes des assurances. « Nous avons également demandé à Decodex de réaliser un bilan de fin d’opération, afin d’identifier les freins éventuels, de voir dans quelle mesure les objectifs ont été atteints et quelles évolutions apporter dans une démarche d’amélioration continue », complète Nathalie Jaugey, chargée d’opérations à la direction “construction et patrimoine” de la communauté d’agglomération.


Dossier réalisé par Sophie Boutrelle

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