Les femmes sont de plus en plus nombreuses dans les rangs des créateurs et repreneurs d’activité, en particulier dans le champ de l’économie sociale et solidaire, mais l’égalité avec leurs homologue masculins n’est pas encore de mise.
Les dirigeantes d’entreprise ne sont plus des oiseaux rares. Le constat est partagé au sein des structures locales d’accompagnement dédiées à la création ou la reprise d’activité, qui constatent une féminisation croissante, malgré de fortes disparités d’une année sur l’autre. La part des lauréates d’Initiative Savoie est passée de 35 % en 2013 à 50 % en 2023. Pour le réseau Entreprendre Savoie, positionné sur des projets de taille plus conséquente, elle était de 26 % en 2023. Un seuil plutôt haut comparé aux années 2017 et 2019 où il était tombé à 13 %.
Une dimension sociale
La féminisation est plus importante dans le champ de l’économie sociale et solidaire. La plateforme Innovales affiche ainsi un taux global de 34 % d’entreprises créées par des femmes, avec une moyenne d’âge des créatrices de 43 ans. Mais dans l’entrepreneuriat social, plus de la moitié des créateurs qu’elle accompagne sont des créatrices. « La proportion peut aller jusqu’à 70 % sur l’incubateur ID Cube, sans doute pour des questions de valeurs. Les projets à fort impact social attirent davantage les femmes », observe la chargée d’accompagnement Hélène Marquis.
Ces dix dernières années, Initiative Grand Annecy (IGA) a accueilli 2 500 porteuses de projets, soit 36 % du total. « Et sur ces cinq dernières années, cette part d’entrepreneuriat féminin est à la hausse. En 2023, bien que légèrement en retrait par rapport à nos chiffres records de 2022, nous avons maintenu une participation de 40 % de projets présentés par des femmes et 36 % d’entrepreneuses financées », précise Brice Burdin, le directeur.
Spécificités
S’ils tendent à s’estomper, les écarts ne disparaissent pas complètement. « La charge familiale peut peser dans la balance pour les créatrices qui ont des enfants et vont peut-être s’interroger davantage qu’un homme sur leur engagement dans l’entrepreneuriat », note Hélène Marquis.
Le besoin d’être rassuré et coaché serait aussi plus prononcé pour les créatrices. Ce constat a conduit IGA à déployer des processus spécifiques. “Vis ma vie d’entrepreneuse” permet à une porteuse de projet de passer une journée avec une dirigeante.
« Ces moments d’échanges sont l’occasion de briser les préjugés et les peurs rencontrées en amont du projet, pour découvrir les réalités et le quotidien d’une cheffe d’entreprise », souligne Margaux Bonnard, chargée de communication et événementiel d’IGA. “Vis ma vie d’entrepreneuse”constitue aussi un premier pas pour la cheffe d’entreprise dans le bénévolat et l’accompagnement de lauréat.
L’association haut-savoyarde déploie d’autres outils destinés à favoriser l’entrepreneuriat au féminin, comme le marrainage, c’est-à-dire la possibilité de constituer un binôme 100 % féminin (porteuse de projet-accompagnante). Des temps d’échanges dédiés aux femmes, le matin ou en fin de journée, sont aussi proposés, en plus des rendez-vous classiques, afin de favoriser les retours d’expérience et le réseautage.
IGA, dont le conseil d’administration compte 35 % de femmes, a l’ambition d’atteindre, d’ici trois ans, la parité au niveau de ses membres et, à cinq ans, pour les projets financés.
Sous-représentées
Selon l’indice entrepreneurial français issu de l’enquête réalisée par l’Ifop pour le compte de l’Observatoire de la création d’entreprise de Bpifrance Création, les femmes restent sous-représentées dans le monde des dirigeants. Leur part s’établit en 2023 à 15 % (11 % en 2021) contre 19 % pour les hommes (15 % en 2021).
Dans une enquête de 2022 menée auprès de 1 160 dirigeants, Bpi le Lab montre que plus l’entreprise est grande, moins elle a de chance d’avoir à sa tête une dirigeante. Elles ne sont que 8 % à la tête d’une société de plus de 100 salariés, 6 % pour les firmes de plus de 250 personnes. Pas de distinguo en revanche pour les secteurs d’activité : on trouve des cheffes d’entreprise dans tous les milieux, y compris l’industrie et le BTP pourtant réputés masculins.
Wild Child Group fait école
Infirmière puéricultrice de métier, Charline Cachat a commencé sa carrière en milieu hospitalier avant de rejoindre le monde de la protection maternelle et infantile. « Puis j’ai dirigé une crèche en tant que salariée. Je me suis un peu heurtée à ce modèle de structure où, même en milieu rural, les jeunes enfants vivent très peu à l’extérieur », explique la mère de famille haut-savoyarde.
Attirée par les pratiques développées dans les pays scandinaves pour reconnecter les petits avec la nature, elle lance Wild Child Group. Le soutien du réseau Entreprendre Haute-Savoie avec un prêt d’honneur de 20 000 euros lui ouvre les portes des banques et lui permet d’investir 140 000 euros dans l’aménagement de sa première microcrèche, en 2019 à Magland. Trois autres ont suivi à Domancy, Servoz et Thyez. D’une capacité variant entre 10 et 14 places, chaque structure se compose d’un bâtiment en dur mais l’extérieur est le terrain de jeu et d’exploration privilégié
« Nous explorons beaucoup les forêts voisines, jardinons, faisons du compost, accueillons des poules et des lapins. L’objectif est vraiment de s’appuyer sur la nature pour la découverte des apprentissages. La clé du plein air ce sont des aménagements bien pensés et des enfants bien équipés », souligne la dirigeante. Wild Child Group a investi 1 M€ dans les 3 microcrèches dont elle propriétaire (elle est locataire de la 4e) et planche sur trois autres créations d’ici 1 an.
Les sites choisis ? Chamonix, une ferme à Marignier et une yourte à Marnaz. Ce dernier projet, qui constituera une première nationale, est en gestation depuis 3 ans car à la différence du semi-plein air, inscrit dans les référentiels admis par les services dédiés (Caisse d’allocations familiales et conseil départemental), il ne correspond encore à aucune “case”.
Chaque microcrèche génère un chiffre d’affaires annuel oscillant entre 250 000 et 280 000 euros. Les résultats sont répartis entre investissement dans de nouveaux projets et primes de partage allouées aux équipes. Depuis 2021, l’activité s’est diversifiée avec le lancement d’un organisme de formation certifié Qualiopi, qui a déjà formé 2 500 professionnels de la petite enfance. En parallèle, Charline Cachat développe un réseau en franchise. Elle apporte déjà son expertise et son savoir-faire à 4 microcrèches de plein air, dont une en Savoie. L’élaboration d’un label lui permettra d’aller au bout de la démarche.
Mooxy mise sur le modèle coopératif
Fanny Pontabry, Isabelle Kruche et Julie Gillot se sont rencontrées sur de grands événements sportifs. Elles ont commencé par travailler dans des bureaux communs avant de créer, en 2021, Mooxy. « Ce modèle coopératif correspond à notre envie d’être rejointes par d’autres associés et de partager les bénéfices de l’entreprise. Aujourd’hui, une moitié de notre résultat est réinvestie dans l’activité, l’autre moitié est distribuée aux équipes », explique Fanny Pontabry.
Basée à Annecy et Bayonne où vit Isabelle Kruche, Mooxy est une agence de communication spécialisée dans la création d’outils et de contenus. Ses clients sont pour beaucoup des entreprises qui souhaitent embarquer leurs salariés dans leur transition sociale, sociétale et environnementale. Engagée dans la convention des entreprises pour le climat (CEC), la coopérative qui disposait historiquement d’un réseau sur la région parisienne essaie de travailler de plus en plus sur l’arc alpin.
« Coopérer dans le territoire avec des professionnels qui partagent nos convictions. Nous développons par exemple des offres et outils mutualisés pour répondre à des besoins communs », poursuit Fanny Pontabry. La jeune pousse qui emploie 6 personnes a bouclé son exercice 2023 sur un chiffre d’affaires de 400 000 euros. Elle vise, à 3 ans, un chiffre d’affaires de 1 M€ avec huit permanents.
TPS S. Bonfils sur la bonne route
Sandrine Magne a saisi l’opportunité d’un plan de départ volontaire dans la firme industrielle où elle était contrôleuse de gestion pour passer une capacité de transport et créer sa propre entreprise. « Mon père et ma tante dirigeaient à l’époque la société de transport créée par leur propre père. J’ai préféré repartir seule, et à mon idée, plutôt que de prendre la succession tout en étant épaulée, au départ, par mon père », explique cette comptable de formation.
Créée en 2015 à Saint-Rémy-de-Maurienne, TPS S. Bonfils est positionnée dans le secteur du fret routier en citernes pulvérulentes (conçues pour des substances se présentant sous forme de particules fines). Affrétée par SATM pour le compte de Vicat, elle transporte du ciment en poudre vers les centrales à béton. Démarrée avec deux salariés, l’activité qui est tirée par le grand chantier du Lyon-Turin en mobilise désormais huit. Soutenue au départ par Maurienne Entreprendre, Sandrine Magne a dû démontrer qu’elle « était aussi capable qu’un homme ».
« J’ai la chance d’avoir une bonne équipe, dont je suis proche », sourit-elle tout en reconnaissant que les journées sont bien chargées : « concilier ma vie de famille – j’ai deux enfants – avec la gestion de la société n’est pas simple. J’ai pris très peu de congés depuis la création, il y a neuf ans ».
Céline Dumas au volant de Dum’s Auto
Comptable de formation, Céline Dumas a commencé sa carrière en tant que salariée avant de se jeter, en 2013, dans le bain de l’entrepreneuriat. Avec d’abord le rachat de l’agence d’intérim qu’elle avait intégré, 4 ans plus tôt, en tant qu’assistante. « Ma première candidature a été refusée par Initiative Grand Annecy (IGA) pour qui je n’avais pas l’étoffe d’une dirigeante. Son fondateur m’a nommée directrice et est resté avec moi jusqu’en 2014 où j’ai pu représenter mon dossier à IGA avec cette fois le soutien de deux banques et de mon propre expert-comptable », raconte-t-elle.
L’activité se développe avec l’ouverture d’une deuxième antenne à Albertville, 5 recrutements et deux fois plus d’intérimaires. Quand son fils de 15 ans souhaite une voiture sans permis, l’entrepreneuse découvre le potentiel de ce marché. Elle revend ses agences d’intérim pour créer en 2020 Dum’s Auto. D’abord installée dans un local de 350 m² au sein de la zone commerciale de Grand Épagny, la concession a déménagé, en septembre 2023, dans un bâtiment de 600 m² à Seynod.
Soutenue par IGA en 2020 et de nouveau en 2023 pour son extension, sa présidente a commencé par embaucher un mécanicien expérimenté. En juillet 2022, son mari Fabrice a rejoint l’équipe qui s’est ensuite étoffée au niveau mécanique, administratif, commercial. Avec le très récent rachat de Chavanne Autos, elle vient d’investir dans une deuxième concession Aixam à La Roche-sur-Foron.
Réalisé avec une gamme d’une dizaine de véhicules en thermique et électrique, son chiffre d’affaires a atteint en 2023 les 2,2 millions d’euros. Céline Dumas reconnaît que la réussite rencontrée avec Annecy Intérim a constitué une sorte de sésame : « les gens ne me regardent plus de la même façon alors qu’être une femme a sans doute été au départ un handicap. »
Avec Sola74, Muriel Davillerd crève le plafond
À la naissance de ses deux enfants, Muriel Davillerd a changé de voie. « Après 13 années dans les achats, j’avais un peu fait le tour du métier et ne souhaitais plus effectuer de déplacements professionnels à l’étranger », raconte-t-elle. Faute de trouver le poste de ses rêves, cette ingénieure en mécanique et hydraulique s’est tournée vers la reprise d’entreprise.
En lien avec le Cera (cédants et repreneurs d’affaires), elle rencontre Eric Sola qui cherchait un successeur en vue de son départ en retraite. Soutenue par le réseau Entreprendre Haute-Savoie via un prêt d’honneur et un accompagnement de deux ans, la reprise de l’activité de plaquiste est officialisée en juillet 2015.
Spécialisée dans la réalisation de cloisons, verrières, plafonds, la société a conservé le nom de son fondateur et une partie de l’équipe présente à l’époque mais ses effectifs ont été portés à 15 personnes. Son chiffre d’affaires qui était de moins de 600 000 euros a atteint, en 2023, 1,4 million. « J’ai simplement ajouté à notre clientèle historique de professionnels et particuliers celle des collectivités et institutions en répondant aux appels d’offres », souligne Muriel Davillerd.
En intégrant le monde du BTP, la dirigeante reconnaît qu’elle a essuyé des réactions mitigées : « lors du rachat, on me disait que j’allais perdre les clients et les salariés. Mais je n’ai rien perdu. Je n’ai pas l’impression qu’être une femme soit un avantage ou un inconvénient. La clé c’est juste d’être sérieux et rigoureux ». L’organisation mise en place repose sur une responsabilisation et une autonomie des équipes présentes sur les chantiers tandis que la présidente de Sola74 apporte un soutien administratif et organisationnel avec souvent davantage de recul et de sérénité.
Elle a aussi introduit un management plus participatif et une évolution permanente dans les manières de travailler et les produits mis en œuvre. « Je suis fane de formation et n’hésite pas à investir dans des solutions facilitant le travail quotidien. J’ai aussi structuré l’entreprise avec un conducteur de travaux, un chargé d’affaires, des assistantes administratives à temps partagé… », dit-elle. L’objectif est que l’entreprise puisse fonctionner rapidement et en son absence : « même si mon conjoint est très présent, j’ai posé, dès le départ les limites et me suis arrangée pour que mes horaires — le matin ou le soir — coïncident avec ceux de la crèche. Et pour partir régulièrement en vacances. »
Dossier réalisé par Sophie Boutrelle
Crédit photo : Initiative Grand Annecy
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