De nouvelles manières de vivre l’entreprise

par | 11 novembre 2022

Les nouveaux entrepreneurs inventent l’entreprise étendue. Coopérateurs, freelances, indépendants “augmentés”… de plus en plus de salariés – notamment de cadres – quittent les entreprises “classiques” pour renouveler leur rapport au travail et trouver un meilleur équilibre avec leur vie personnelle. Un mouvement rendu visible par la crise sanitaire et sans doute irréversible… sauf si la crise actuelle les amène à revenir vers plus de sécurité.

Le salariat traditionnel est en crise. Le mouvement a commencé avant la pandémie mais c’est bien celle-ci qui l’a rendu visible. « C’est comme lorsque le niveau de l’eau baisse : on voit ce qu’il y a dessous, mais ça y était avant ! », sourit Cyril Zorman, président de l’Union régionale des Scop et Scic et dirigeant de la Scop ProbeSys, à Grenoble. L’Annécienne Julie Huguet, créatrice de Coworkees et aujourd’hui directrice “people and culture” de la plateforme Freelance. com, confirme : « Avant la covid, les entreprises ne croyaient pas vraiment au freelancing. Et pourtant, le phénomène se développait déjà. Depuis, la généralisation du télétravail a augmenté le crédit confiance des indépendants ».

Se passer de chef

Le mouvement touche tout le monde. Il y a trois ans, HEC avait remarqué avec stupeur que 30 % des étudiants choisissaient le statut d’indépendant à leur sortie de l’école. Mais, observe Julie Huguet : « Nombre de nouveaux freelances sont plutôt des quadras – voire des quinquas – qui estiment avoir une expertise à valoriser. » Et qui sont “mûrs” pour démissionner. « On leur a demandé de plus en plus d’autonomie », note Marine Coquand, déléguée générale du Medef Savoie.

« Avec le télétravail, ils ont eu l’impression que leur entreprise devenait un client. Certains ont donc franchi le pas… Mais beaucoup gagneraient plus en restant salariés ! » La crise sanitaire marque quand même une vraie rupture, estime Odile Boudot, psychologue du travail à Ceforpsy (Saint-Vulbas, dans l’Ain) : « Le confinement a été un choc psychologique, au sens propre. Les salariés en sont sortis changés. Le besoin de se sentir utile – dans la société en général, plus simplement au sein de l’entreprise ! – est devenu primordial. Dans le même temps, la demande d’un meilleur équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle est générale. »

« Les cadres travaillent autant qu’avant mais différemment », observe Marine Coquand. « Je les vois prendre du temps pour eux et leur famille. Un salarié a répondu à sa DRH : “Vous nous donnez des lingots d’or, on veut des lingots d’air !”. La flexibilité est au coeur des envies. »

Indépendants comment ?

Une flexibilité qui fait éclater un monde du travail « pour l’instant organisé entre salariés et “travailleurs non-salariés”, selon la dénomination légale », remarqueYves Tavernière, administrateur national du réseau des coopératives d’activité et d’emploi (CAE). « Il faut sortir de cette dichotomie. » Travailler dans une coopérative peut être une première réponse.

« C’est fou, constate Cyril Zorman, tout le monde semble chercher comment être plus impliqué dans la marche de son entreprise, comment se sentir utile pour le territoire et l’environnement, et la réponse existe avec les Scop. La formule séduit, leur nombre continue de progresser de 10 % par an, mais on pourrait aller tellement plus vite ! Construction commune des décisions, distribution des profits… : tout est prévu pour mieux intégrer les nouvelles générations et leurs modes de pensée, absorber les changements, servir le territoire, et on sait que ça marche ! »

Des “solopreneurs”

Beaucoup préfèrent tout de même continuer en solo. « L’Observatoire 2022 de l’Ifop pour Freelance.com montre que 72 % des cadres ont actuellement une bonne image du freelancing », assure Julie Huguet. « Plus d’un sur cinq (21 %) ont déjà pensé à démissionner pour devenir indépendants. C’est synonyme de liberté – dans son emploi du temps et dans le choix de ses missions –, d’absence de hiérarchie. Le nombre de freelances a quasiment doublé en dix ans. Ils étaient 587 000 en 2009 et plus d’un million en 2019. De plus en plus de grandes entreprises ont compris qu’elles ne pourraient pas échapper à ce phénomène. Elles cherchent le moyen d’encourager le passage de certains de leurs talents en indépendants… pour mieux continuer à leur confier des missions ! »

Une tentative de maîtriser un phénomène qui n’arrête pas d’inventer de nouvelles formes. « On voit apparaître des “solopreneurs” et des indépendants “augmentés” capables de construire des offres pour diversifier leurs revenus (influence, création et animation de communauté…) », raconte Julie Huguet. « Certains acceptent de travailler plus pour gagner plus, d’autres préfèrent travailler moins pour gagner autant : c’est le slow freelancing. »

Certains rejoignent des collectifs, d’autres restent proches d’écosystèmes d’entreprises, sans oublier ceux qui font le grand écart entre deux métiers – un violoncelliste paysagiste interviendra pour le vingtième anniversaire de la Scop Amétis, par exemple… Les indépendants s’appuient sur la sécurité qu’apportent quelques statuts. Le portage salarial par exemple. « Le système permet de concilier le statut de salarié et la liberté de l’entrepreneur », décrit Sylvain Tritant, dirigeant de RH Solutions (200 consultants “portés” en Savoie, Haute-Savoie, Ain, à Lyon et bientôt à Grenoble).

La solution n’a pas vraiment connu de baisse pendant la crise de la covid… et explose depuis. « Nous sommes peutêtre bien à 25 % de croissance sur 2022 ! » Les coopératives d’activité et d’emploi (CAE) sont une autre réponse (voir encadré p. 30).

Demain, un retour de balancier ?

Reste évidemment à savoir si les sombres nuages qui s’accumulent sur la conjoncture ne vont pas avoir raison de cette évolution. Sur ce point, les avis diffèrent. « Certains projets tiennent seulement tant que les indemnisations tombent », observe d’emblée Marine Coquand. « Le retour au salariat ne sera pas un drame : le plan de carrière rectiligne tel qu’on le vivait auparavant a été remplacé par l’idée d’une aventure professionnelle où un poste de salarié pourra succéder à une expérience de direction, avant un tour du monde ou un engagement associatif. C’est possible parce que notre système français a mis en place des mesures d’accompagnement, d’amortissement, de formation… »

Quant à la conjoncture… « Les tensions sur les approvisionnements et sur les prix de l’énergie, les incertitudes climatiques, la guerre en Ukraine incitent beaucoup à rechercher plus de sécurité », poursuit la déléguée du Medef 73. « Nous avons des ruptures de contrat depuis quelques semaines », confirme Sylvain Tritant. « C’est assez logique : lorsque projets ou chantiers sont abandonnés, les consultants sont les premiers touchés. »

« Un mouvement de fond »

« Nous assistons à un mouvement de fond, on ne reviendra pas en arrière », estime au contraire Odile Boudot. Entre salariés et non-salariés, tout un monde est en train de naître, qui incite – oblige – l’entreprise à bouger à son tour… « Lorsque j’entends des dirigeants se demander comment ils doivent faire pour conserver leurs talents, je me dis qu’ils n’ont pas compris ce qui se passait », soupire la psychologue.

Le coworking rebondit

« Nous faisons du design thinking, pour soumettre très vite les projets à l’épreuve du réel, des temps d’intelligence collective… Nous organisons des événements pour que les gens se rencontrent. Ils ont envie de nouveaux statuts : ingénieur en temps partagé par exemple, coopérative d’activité et d’emploi… « 

Où en est le coworking ? Son développement au cours des années 2010 a été un indicateur abondamment commenté de la modification des rapports interpersonnels au sein des entreprises, et de l’émergence d’une communauté de travailleurs indépendants. En fermant les espaces, la crise sanitaire a donné un coup d’arrêt à des structures pensées précisément pour favoriser la rencontre. La généralisation accélérée du télétravail… et le déploiement du haut débit a également privé d’oxygène un système qui, de toute façon, peine encore à trouver son modèle économique.

Mais la demande est toujours là, même si elle a changé, assure Amélie Durand, manager de Coworkimmo Annemasse : « Nous voyons revenir des locataires qui viennent chercher un cadre plus professionnel qu’en télétravail depuis la maison. Et des indépendants ont besoin de partage, d’échanges. Nous sommes un outil pour toute une génération qui fonctionne en mode projet. C’est vrai, le coworking est un peu sorti du radar des collectivités et des entreprises, mais nous sommes toujours là. 2022 sera une bonne année pour nous. »

Au Lab01 (plus de 230 adhérents), à Ambérieu-en-Bugey, la copilote Isabelle Radtke insiste sur la créativité à l’oeuvre dans la structure : « Nous faisons du design thinking, pour soumettre très vite les projets à l’épreuve du réel, des temps d’intelligence collective… Nous organisons des événements pour que les gens se rencontrent. Ils ont envie de nouveaux statuts : ingénieur en temps partagé par exemple, coopérative d’activité et d’emploi… Nous valorisons notre ancrage territorial. Le Lab est un point de repère pour que des gens différents se rencontrent et travaillent ensemble. »

SCIC Champ des Cimes, au coeur du territoire

À Passy, la société de travaux paysagers, d’entretien d’espaces verts et de génie végétal Champ des Cimes est aussi une entreprise d’insertion par l’activité économique pour 10 à 15 personnes par an. « L’humain est au coeur du projet », assure sa présidente, Juliette Vodinh.

« Nous sommes une SA à conseil de surveillance mais, dès notre création, nous nous sommes assez naturellement tournés vers le modèle coopératif, et plus précisément la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) : le multisociétariat nous permet d’intégrer à la gouvernance les salariés (8 sont associés de la structure), les collectivités locales, les usagers, tous unis autour d’un même projet ancré sur le territoire. La SCIC permet une réelle formation à la démocratie d’entreprise. Nous réunissons par exemple conseil de surveillance et salariés de terrain au sein de groupes de travail. Les administrateurs font régulièrement des visites de chantier avec les personnes en insertion, pour rester au contact de la réalité du quotidien. Plus on fait participer les salariés, plus ça les motive au quotidien. Je crois pouvoir dire que notre dialogue social est bien structuré. C’est une obligation parce que nous travaillons avec des personnes qui, parfois, peuvent être instables. L’attente de bien-être et d’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle est permanente. Fournir un cadre rassurant est essentiel. Voilà pourquoi il n’y a pas de perte de sens dans le travail pour les gens qui viennent travailler chez nous : ils savent qu’ils sont utiles, et qu’ils ont leur mot à dire dans la gestion de Champ des Cimes. »

« L’attente de bien-être et d’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle est permanente. Fournir un cadre rassurant est essentiel. Voilà pourquoi il n’y a pas de perte de sens dans le travail pour les gens qui viennent travailler chez nous : ils savent qu’ils sont utiles, et qu’ils ont leur mot à dire dans la gestion de Champ des Cimes. »

Deux regards universitaires

La fuite des talents vers des statuts d’indépendants menace-t-elle les entreprises ou accompagne-t-elle au contraire leur mouvement d’externalisation des compétences ? Fabien Moreau, psychosociologue et enseignant-chercheur à la chaire “Paix économique” de Grenoble École de management, fait remonter la demande d’indépendance bien avant la crise sanitaire : « Elle s’est développée après 1968, avec un refus des organisations paternelles très hiérarchisées. Les entreprises ont adopté des structures plus “maternelles”, avec un rapport à la hiérarchie dilué. Les rapports de pouvoir n’ont pas disparu mais s’expriment de manière détournée : il ne s’agit plus d’obéir aux ordres mais de satisfaire le client, par exemple… »

Dit autrement, l’évolution de l’écosystème ne remettrait pas fondamentalement en cause sa finalité. Hugues Poissonnier, professeur-associé de la même chaire, aborde cette même question en interrogeant la nature de la collaboration : « On est souvent dans des relations conflictuelles qui, finalement, tirent tout le monde vers le bas. Alors qu’une collaboration sincère peut nourrir chez les deux parties la capacité à innover, à créer de la valeur, à être plus résilientes… »

Être dans ou hors l’entreprise ne change, en fin de compte, pas tant de choses : « L’expérience montre que les entreprises qui savent créer de la collaboration en interne savent aussi le faire vis-à-vis de l’extérieur. Et l’inverse est également vrai. » Mais cela suppose de la pratique, et de quitter des réflexes « hérités des années 80, où les théories de management s’inspiraient assez des stratégies militaires : avoir le maximum de pouvoir sur ses partenaires, puis l’utiliser afin d’obtenir – pour soi seul – les conditions les plus favorables », rappelle le chercheur.

Il poursuit : « J’aime citer la formule de Coluche : “À quoi sert le pouvoir si c’est pour ne pas en abuser ?”Je crois à l’inverse qu’il est possible de parier sur le principe de responsabilité, version Spiderman : “Un grand pouvoir impose de grandes responsabilités”, maxime répétée de film en film… On est responsable précisément lorsqu’on renonce à une partie de son pouvoir. Lorsque Nestlé décide de payer ses fournisseurs au comptant alors qu’il aurait le pouvoir de les régler sous deux mois. Ou lorsque SKF renonce à une partie de son activité pour continuer à alimenter ses fournisseurs. Il ne s’agit d’ailleurs pas de philanthropie mais de raisonnement à l’échelle de l’écosystème, et plus d’unités séparées. »


Sur la chaîne Youtube de Freelance.com, Julie Huguet (2e à partir de la gauche) anime chaque mois un Café Freelance où les indépendants viennent échanger leurs recettes pour faire prospérer leur activité.

La coopérative d’activité et d’emploi Amétis fête ses 20 ans

Les coopératives d’activité et d’emploi (CAE) sont nées dans les années 1990, dans la mouvance de l’économie sociale et solidaire, d’indépendants se regroupant en coopératives pour conserver à la fois le statut de salarié et la liberté de l’entrepreneur. « Avec des situations un peu limites puisque les contrats de salariat étaient simplement de droit commun », raconte Yves Tavernière, administrateur du réseau national.

« La loi Hamon de 2014 est venue clarifier cela en supprimant le lien de subordination entre la structure et ses salariés indépendants. Ces derniers sont autonomes, vont chercher et gèrent leurs clients. Ils contractualisent avec la CAE une part fixe et une part variable de salaire, et la coopérative les accompagne avec un certain nombre de services. Au bout de trois ans, l’indépendant doit devenir associé de la structure… ou voler de ses propres ailes. Mais la dynamique collective créée par la coopérative d’activité est recherchée. »

« Sur Savoie et Haute-Savoie, pas loin de 200 indépendants ont choisi ce statut particulier. On n’est pas dans un phénomène de masse, mais il s’intègre dans la grande histoire des coopératives, et les réponses qu’il apporte méritent qu’on s’y intéresse ! » Effectivement, même si le phénomène reste marginal à l’échelle de la France – 150 CAE regroupant 12 000 indépendants, rappelle Jean‑Marc Cottet, gérant de la CAE Amétis, à Annecy –, il n’est pas négligeable pour autant.

Comme le montre l’histoire d’Amétis, créée en 2002 par huit entrepreneurs issus de la couveuse d’entreprises Case départ et de la boutique de gestion Alpes Relation Services. Aujourd’hui, ils sont 42, dont 27 associés. L’histoire d’Amétis est aussi celle d’un engagement territorial. Dès 2003, la coopérative rejoint un groupement national. Depuis, elle a participé à la création des réseaux Savoie Léman Solidaires et Créafil (qui rassemble des opérateurs de la création d’entreprise en Haute‑Savoie), a fondé Coopérer pour entreprendre Centre‑Est (avec 7 CAE de Rhône‑Alpes), et porté des coopératives de jeunes mineurs (pour des jobs d’été par exemple) et de jeunes salariés…

Et le 17 novembre, Amétis fête son vingtième anniversaire, avec un forum des CAE des deux Savoie puis, à partir de 18 h, une table ronde en partenariat avec ECO Savoie Mont-Blanc et l’Union régionale des Scop : « L’entrepreneuriat salarié : une réponse adaptée aux nouvelles formes de travail ? » (infos et inscriptions sur www.ametis.coop).

« Sur Savoie et Haute-Savoie, pas loin de 200 indépendants ont choisi ce statut particulier. On n’est pas dans un phénomène de masse, mais il s’intègre dans la grande histoire des coopératives, et les réponses qu’il apporte méritent qu’on s’y intéresse ! »

Dossier réalisé par Philippe Claret

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