Dossier / Le prélèvement à la source : stupeur et tremblements

par | 30 septembre 2018

Bon gré mal gré, le prélèvement à la source entrera en vigueur à compter du 1er janvier 2019. Les perturbations annoncées par les Cassandre sont-elles justifiées ?

«Connaître le taux d’imposition de mes employés me gêne. Ils peuvent avoir des maisons à droite à gauche, cela ne me regarde pas… », réagit Stéphane Benier, dirigeante de Benier location à La Bâthie en Savoie, qui propose des tentes et matériels de réceptions lors d’évènementiels. L’embarras de cette cheffe d’entreprise de sept salariés, qui se dit « mise au pied du mur », n’est pas un cas isolé. Malgré la valse des hésitations politiques et les cris d’orfraie des opposants, le prélèvement à la source (PAS) sera bien mis en place à compter du 1er janvier 2019.

« Les contribuables choisissent entre un taux personnalisé – même somme prélevée chez chacun des conjoints –, individualisé – lorsqu’un des conjoints gagne beaucoup plus que l’autre et est davantage prélevé –, ou encore neutre – pour ne pas dévoiler le vrai taux à l’employeur. Dans ce dernier cas, il y aura une régularisation ultérieure », résume Charles-René Tandé, président du conseil supérieur de l’Ordre des experts-comptables. Avec quelques complications en prévision… Sopra HR, éditeur de logiciels de gestion de paie, filiale de Sopra Steria, qui a participé à une expérimentation du PAS proposée par la direction générale des finances publiques (Dgfip), refuse d’ailleurs de s’exprimer sur le sujet…

Les tests nationaux menés début septembre, aux résultats inquiétants, devaient précisément servir à déceler les failles techniques du dispositif. La régularisation ultérieure de ceux que Bercy surnomme les « caissières rentières » (salaire faible mais revenus patrimoniaux élevés) – qui ont opté pour le taux neutre parce qu’ils n’ont pas envie que leur employeur apprenne le taux communiqué par l’administration –, semble désormais maîtrisée.

Bugs redoutés, transfert de charges dénoncé

Mais les angoisses des dirigeants, qui deviennent pour la première fois collecteurs de l’impôt sur le revenu si sensible aux yeux de la population, se portent ailleurs. « Tout euro ôté du net à payer sur la feuille de paie est immédiatement visible… Cette réforme va faire la Une de tous les magazines comptables et fiscaux durant des mois », annonce Christophe Morardet, expert-comptable associé chez In Extenso, qui imagine certains cas de figure : « Divorce, différence de revenus… Les changements de situations surviennent rapidement. L’administration ne va pas communiquer immédiatement le nouveau taux. Durant ce laps de temps, les tensions vont croître avec l’interlocuteur du salarié-contribuable, son employeur… »

De ce côté, le discours est presque unanime : « L’entrepreneur n’est pas un percepteur, il ne devrait pas se substituer à l’État comme il le fait déjà pour d’autres impôts », assène François Asselin, président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), qui est monté au créneau pour retirer le risque pénal. Les charges qui incombent aux entreprises sont dénoncées. « Les coûts du Règlement général sur la protection des données (RGPD) ont déjà dû être absorbés dans l’année. C’est maintenant au tour du PAS qui nécessite investissements informatiques et formations », précise Charles-René Tandé qui a longtemps prôné le prélèvement mensualisé et contemporain plutôt que le système de la retenue sur salaire par l’entreprise. « Il aurait fallu rendre obligatoire le prélèvement mensuel et s’atteler à simplifier le système fiscal dans son ensemble au lieu de faire évoluer le mode de prélèvement », ajoute Christophe Morardet.

La crainte des « méchants patrons »

L’intrusion dans des situations personnelles gène nombre de dirigeants. « Quand on reçoit le taux, on ne sait pas s’il est neutre, personnalisé ou individualisé [ndlr : les Français ont opté à 94 % pour le taux personnalisé, concernant donc le foyer dans son ensemble]. Mais si le taux est de 15 % alors que la personne ne gagne que 2 000 euros net, on sait qu’il y a d’autres revenus ou un conjoint mieux payé », illustre Aline Godenne, directrice Social au pôle Mont-Blanc chez In Extenso. Une certaine influence psychologique sur les dirigeants, lors des augmentations, est à redouter. « Il est étonnant que la porosité vie privée/vie professionnelle ne gêne pas ici, alors que c’est un problème soulevé dans d’autres domaines », grince Jean-Michel Delaplagne, président de la CPME Haute-Savoie.

Perturbations macroéconomiques exagérées

Et si les contribuables imposables, bien qu’avertis, réduisaient drastiquement leur consommation en constatant que la dernière ligne de leur fiche de paie a fondu comme neige au soleil ? Certains annoncent que l’économie du pays pourrait en pâtir dès janvier, d’autant plus en période d’augmentation des prix de l’essence et de l’énergie. Un choc psychologique auquel refuse de croire Cendra Motin, députée LREM de l’Isère, référente du groupe sur le PAS : « Les gens ont payé leur dernier tiers prévisionnel. C’est fini. Et ils n’auront pas à faire des économies après les cadeaux de Noël. Quant à ceux qui sont mensualisés, c’est la même somme que d’habitude. »

Le seul argument tangible était une ponction excessive des contribuables en début d’année, avant la déclaration de revenus, ce qui aurait temporairement réduit leur pouvoir d’achat pendant cette période. Le risque a toutefois été anticipé, puisqu’il a été décidé de créer un acompte versé dès le mois de janvier pour les bénéficiaires de crédits d’impôt dits ”récurrents”.

Place à l’action

Le report d’un an de la réforme a dans l’ensemble permis des ajustements essentiels. « Le prélèvement immédiat de l’impôt est quand même plus simple que ce décalage d’un an dans le temps, alors que les situations personnelles ne sont plus aussi linéaires », reconnaît Charles- René Tandé, qui assure que les experts-comptables et les éditeurs de logiciels sont prêts. « Comme dans tout changement, des bugs peuvent survenir, mais nous n’en parlerons plus dans deux ans. » Même son de cloche chez Christophe Morardet d’In Extenso : « Cette réforme fiscale ne restera pas dans les annales, car elle concerne juste les modalités de prélèvement et ne bouleverse pas les modes de calculs. »

Malgré les critiques, les esprits s’y préparent doucement. Cendra Motin, qui rencontre dans la semaine 200 chefs d’entreprise à Lyon puis 100 à Bourgoin-Jallieu, constate que les entreprises de taille intermédiaire sont particulièrement volontaires pour les tests : « Leurs questions sur les crédits d’impôt se multiplient. » Place à l’action, donc, et un détail ne trompe pas : le ministre des comptes publics, Gérald Darmanin, vient d’annoncer que le numéro d’appel de l’administration fiscale serait désormais gratuit…

Haute-Savoie : la question des frontaliers

Tous les pays européens ont certes franchi le pas. « Mais en France, on paie par foyer fiscal et non par personne. On mélange des choses que l’employeur n’a pas à connaître : l’état du patrimoine, le nombre d’enfants, les revenus autres que les salaires… », nuance Patrick Lucotte, délégué général du Medef Haute-Savoie. L’organisation patronale réclamait plutôt de rendre obligatoire le prélèvement mensuel de l’impôt.

« Dans ce cas de figure, lorsque survient une baisse de revenus non prévue, le contribuable peut diminuer en ligne son prélèvement mensuel. Ce qui garantit de la flexibilité », assure celui qui aurait préféré une grande réforme de simplification fiscale plutôt qu’un changement dans le mode de prélèvement. Dans le département de la Haute-Savoie, le cas particulier des frontaliers est ausculté à la loupe car « dans un couple, celui qui travaille en France supporte l’impôt », rappelle Aline Godenne, directrice Social au pôle Mont-Blanc chez In Extenso.

Le prélèvement à la source (PAS) ne peut s’opérer qu’avec le taux choisi sur les revenus d’une personne travaillant en France, dont l’employeur fait la déclaration sociale. « Le reste donnera lieu à un acompte. La direction générale des finances publiques sait que l’autre travailleur est frontalier, il est identifié comme tel dans la déclaration », rassure Cendra Motin, députée LREM de l’Isère, référente du groupe sur le PAS. Des zones d’ombre que les employeurs haut-savoyards voient d’un mauvais oeil, alors que leur département est proche du plein-emploi.

« Ajouter des sujets de tension et d’incertitudes avec les salariés est bien la dernière des choses à faire en ce moment, alors que les recrutements deviennent plus difficiles. Un de nos adhérents est une entreprise d’insertion de 150-200 personnes, qui a justement du mal à trouver du personnel. Vous pensez bien qu’il n’a pas envie d’embêter ses salariés au sujet de problématiques fiscales », illustre Jean-Michel Delaplagne, président de la CPME Haute-Savoie.

Savoie : quelques appréhensions

Durant les vacances, le prélèvement à la source (PAS) ne semble pas avoir perturbé le sommeil des dirigeants savoyards. « J’ai eu l’impression de plus m’inquiéter moi-même que nos clients : beaucoup misaient sur l’annulation ou le report. Les annonces de rentrée ont eu l’effet d’un coup de pied dans la fourmilière. Nous recevons de plus en plus d’appels », observe Christophe Morardet, expert-comptable associé, commissaire aux comptes pôle Savoie chez In Extenso. B

eaucoup d’entreprises s’en réfèrent avant tout à leur prestataire. « Nous sommes en train de mettre en place le logiciel avec In Extenso. Nous allons mener des essais sur octobre, novembre et décembre », explique Stéphane Benier, dirigeante de Benier location à La Bâthie, qui propose tentes et matériels de réception lors d’évènementiels. Conscients que la pression va retomber sur eux, les cabinets d’expertise réalisent les investissements informatiques nécessaires et multiplient les formations à destination de leur personnel et de leurs clients, concédant cependant quelques zones d’incertitudes.

« Les nouvelles embauches, l’année blanche et le crédit d’impôt à gérer avec des calculs complexes de moyennes de revenus sur les trois années précédentes, posent question », annonce Christophe Morardet. Les risques d’erreur sont bien présents. « Dans ce cas, le salarié s’en référera à l’interlocuteur direct : le chef d’entreprise. Ce qui peut provoquer de nouvelles tensions, comme l’obligation de délation des salariés flashés avec leur véhicule de fonction en a créées », déplore Patrick Richiero, dirigeant de l’entreprise Richiero SAS Électricité, président de la CPME Savoie et de la fédération BTP Savoie.

Les employeurs retiennent surtout qu’ils vont devoir obtenir nombre d’informations d’un nouveau salarié, même s’il est embauché pour un CDD court. « Y aura-t-il sa photo, son mail, son taux d’imposition sur la fiche de paye ?… Telles sont les interrogations que nous recevons », relève Marine Coquand, déléguée générale du Medef Savoie.


Dossier réalisé par Julien Tarby

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Découvrez également :

Aéro Traitements Solutions : drones agricoles en approche

Benoît Pinget, 37 ans, vient de créer sa société Aéro Traitements Solutions, spécialisée dans le nettoyage et démoussage des façades et toitures par drone. Mais il aura bientôt la possibilité d’assurer l’épandage de produits phyto­sanitaires agricoles : les décrets...

LIRE LA SUITE

L’UIMM 74 pointe une industrie « sous tension »

Le syndicat patronal haut-savoyard de la métallurgie vient de présenter sa note de conjoncture trimestrielle. Corroborant les résultats des autres enquêtes de conjoncture déjà présentées, celle réalisée par l’UIMM 74 auprès de ses adhérents n’est guère plus...

LIRE LA SUITE

Transport : Salesky2Savoie n’a pas froid aux yeux

La dernière-née des filiales du groupe de transport Salesky a récemment inauguré son bâtiment à Clarafond-Arcine. A quelques tours de roues de l’entrée de l’autoroute, le bâtiment flambant neuf de Salesky2Savoie, à Clarafond-Arcine (74), a été pensé pour que le...

LIRE LA SUITE

Publicité