Interview : « le risque financier lié aux stations augmente »

par | 28 juin 2019

Les juristes Jean-françois Joye et Philippe Yolka ont coordonné la publication d’un ouvrage consacré aux remontées mécaniques et au droit. destiné aux acteurs économiques de la montagne et à la communauté scientifique, ce document rassemble les actes d’un colloque qui s’est tenu en novembre 2017 à Chambéry.

Dans quel contexte avez-vous engagé ce travail consacré aux remontées mécaniques et au droit ?

Il existe une tradition de coopération entre le centre de recherche en droit Antoine Favre de l’Université Savoie Mont Blanc (USMB) et le Centre de recherches juridiques de l’Université Grenoble Alpes (UGA). D’une part, ils soutiennent le master 2 droit de la montagne, axé sur le développement durable. D’autre part, en parallèle à ce volet pédagogique, nous menons des recherches communes et assurons des publications sur diverses thématiques juridiques liées à la montagne. L’ouvrage Les remontées mécaniques et le droit s’inscrit dans cette veine et fait suite à un colloque que nous avions organisé en novembre 2017. L’événement, qui s’était déroulé au centre des congrès du Manège à Chambéry avait attiré beaucoup de monde.

Pourquoi ce sujet ?

Le secteur des remontées mécaniques est cloisonné : il rassemble beaucoup d’acteurs mais ceux-ci travaillent un peu dans leur coin, pas sur les mêmes sujets et pas aux mêmes moments. En dépit d’écrits ponctuels touchant, entre autres, aux délégations de service public, aux contrats de transport ou encore à la responsabilité de l’exploitant, il n’existait jusqu’à maintenant aucune étude d’ensemble, aucun ouvrage de référence. Une telle lacune concernant un droit aussi technique que mal connu a conduit nos deux centres de recherche à s’associer pour combler ce vide.

Cette publication intervient à un moment clé du calendrier…

Trois années s’écoulent en moyenne entre le moment où l’on commence à réfléchir à un sujet et celui où nos travaux se concrétisent par la publication d’un ouvrage. Mais oui, elle suit l’adoption, en 2015, de textes concernant le transport par câble en milieu urbain et surtout fin 2016 de l’acte II de la loi Montagne qui a remis la montagne sous les feux des projecteurs. Le rapport Genevard/ Laclais publié en 2016 avait rouvert la voie en appelant, dans sa proposition 32, à faire de la montagne un objet de recherche académique. Nous nous inscrivons dans cette perspective.

L’ouvrage qui a été publié sous votre direction associe le monde universitaire à des praticiens de la montagne : élus locaux, magistrats, avocats, gendarmes, représentants des domaines skiables, syndicalistes… Pourquoi ce mélange ?

Croiser les regards enrichit l’analyse. Il est par exemple difficile de se passer de l’expertise du STRMTG – le service technique des remontées mécaniques et des transports guidés – pour parler de sécurité ou de celui du responsable national de la CGT transports pour évoquer le droit social. Tous les professionnels que nous avons sollicités nous ont donné leur accord car ils ressentaient le besoin de clarifier le cadre juridique existant, d’identifier les problèmes et de proposer des solutions opérationnelles.

Quelles sont les spécificités du droit des remontées mécaniques ?

La matière est complexe en raison de son épaisseur historique : le droit qui s’applique est tout aussi ancien que les remontées mécaniques en France. La plupart des dispositions de la loi du 15 juillet 1848 relative à la police des chemins de fer se sont appliquées aux remontées mécaniques jusqu’à l’entrée en vigueur du Code des transports en 2010. La loi du 8 juillet 1941 instituant une servitude de survol des téléphériques est encore largement en vigueur. La complexité s’explique aussi par les spécificités des remontées mécaniques, à la jonction entre transport, urbanisme et tourisme.

C’est-à-dire ?

Selon les milieux où il se déploie, le transport par câble n’est pas perçu à l’identique : il est parfois pointé du doigt en montagne par les défenseurs de l’environnement, lesquels le considèrent en revanche comme plutôt vertueux en milieu urbain. De surcroît, le droit applicable n’est pas unifié : le transport urbain relève du Code des transports, alors que les remontées mécaniques – en montagne – sont à cheval sur plusieurs codes (tourisme, transport, urbanisme), sans compter l’existence de textes non codifiés. Dans certains cas, il y a bien un droit des remontées mécaniques avec des règles propres à la matière, notamment dans le domaine de la sécurité. Dans d’autres, il y a juste application de règles génériques qui s’appliquent là comme ailleurs, en particulier en matière de responsabilité.

« LA QUESTION DU MONTAGE CONTRACTUEL CHOISI PAR LES COMMUNES POUR L’EXPLOITATION DE LEUR STATION EST CRUCIALE. »

Au-delà des remontées mécaniques, vous vous intéressez aux autres composantes des stations : l’aménagement de l’espace, les lits touristiques, la neige de culture, les contrats d’exploitation…. Pourquoi cet élargissement ?

Il est indispensable compte tenu du rôle moteur des remontées dans l’économie de la montagne, de la compétitivité des stations ou encore des enjeux environnementaux et de reconversion touristique, avec le réchauffement climatique en arrière-plan. Nous touchons à des sujets qui peuvent être sensibles et polémiques, mais l’analyse critique est nécessaire pour éclairer les décideurs locaux.

Les délégations de service public liant les communes supports de stations et les exploitants de domaines skiables sont régulièrement épinglées par les chambres régionales des comptes….

La question du montage contractuel choisi par les communes pour l’exploitation de leur station est intéressante et cruciale. Les difficultés posées par les délégations de service public qui concernent désormais 50 % des domaines skiables et 82 % des recettes du secteur ont conduit le président de la République à demander en 2011 la rédaction d’un rapport sur le sujet. Si ce rapport est resté lettre morte, l’acte II de la loi Montagne a apporté quelques éléments de réponses en sachant que les dossiers sont complexes, et spécifiques d’un domaine skiable à l’autre. L’accès aux documents ou contrats est très difficile car on touche au secret des affaires. De ce fait, notre travail se fonde surtout sur les jurisprudences et le décryptage des contentieux.

Les rapports de la Cour des comptes ou des chambres régionales des comptes concernant les finances des communes supports de station semblent de plus en plus nombreux. Confirmez-vous ce sentiment ?

Oui, et pas seulement en Auvergne- Rhône-Alpes. Cette attention des juges financiers témoigne d’un virage dans la manière d’évaluer le niveau d’endettement des collectivités locales et d’estimer le risque pour les deniers publics qui s’annonce avec la problématique du changement climatique. Elle croît car le risque financier est de plus en plus fort, notamment dans des régions qui ont fait le choix de soutenir financièrement les investissements en neige de culture.

Comment se profile la sortie du “tout neige” d’un point de vue juridique ?

Le droit s’adapte à la réalité économique. L’acte II de la loi Montagne a, par exemple, pris en compte la problématique du changement climatique et impose notamment de démanteler les remontées mécaniques dont l’exploitation a cessé. C’est une évolution intéressante. À l’inverse, la “dessaisonalisation” du tourisme entraîne une “déspécialisation” des outils juridiques (servitudes de passage sur les propriétés privées, par exemple), ce qui pose des problèmes de conflits d’usage entre agriculture et tourisme. Initialement pensé pour le ski, le système juridique va devoir encadrer, dans leur globalité, les pratiques touristiques multiples qui se développent.

La France gagnerait-elle à s’inspirer des pratiques en vigueur dans d’autres pays ?

Les systèmes sont tellement différents que les comparaisons sont difficiles, par exemple entre le resort à l’anglo-saxonne (en grande partie aux mains du secteur privé) et le système français, qui combine public/privé avec des dosages variables. Plus le domaine skiable est lucratif, plus la part du secteur privé est importante ; plus il est modeste et en basse altitude, plus la part du secteur public est forte. Le levier d’action publique est plutôt porteur d’espoir car il prend en compte des dimensions comme l’aménagement du territoire ou la protection de l’environnement, dimensions qui ne peuvent pas être toujours appréhendées correctement par le secteur privé.


Propos recueillis par Sophie Boutrelle

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