Spécialisée dans les enjeux de la réindustrialisation, Anaïs Voy-Gillis fait un état des lieux de la situation française et des solutions pour redonner à l’industrie une position prioritaire dans notre économie. Voici son interview.
Qu’est-ce que la crise sanitaire a révélé de l’industrie française ?
La crise de la Covid est un accélérateur des tendances connues depuis quatre ou cinq ans, voire un point de rupture. Elle a souligné la situation de dépendance de la France au niveau productif, la profondeur de la désindustrialisation et la fragilité du tissu productif. Elle démontre également l’importance de développer des solutions à l’échelle européenne pour parvenir à une indépendance. La crise accélère le besoin de se transformer, trouver de nouveaux leviers de croissance. Dit de manière crue : les entreprises ont deux ans pour prendre le bon virage et se transformer.
Pour autant ces dernières années, l’industrie s’est développée et a entamé une profonde mutation…
Depuis le second semestre 2017, l’industrie en France a recréé de l’emploi, avec un solde positif, y compris dans des secteurs emblématiques de la désindustrialisation, comme le textile. Mais des fragilités persistent. Dans l’industrie, même s’il existe d’importantes différences sectorielles, les marges sont, dans l’ensemble, plutôt faibles. Certaines entreprises ont un haut niveau d’endettement et ont sous-investi dans la modernisation de leur outil productif, dans les compétences et le capital humain. Cela complique leur capacité de s’adapter à la demande, que ce soit en termes de caractéristiques techniques des produits, de personnalisation ou de production en plus petite série.
« Avant de relocaliser, il faut commencer par solidifier la base productive existante et conduire un travail pour que chacun fasse évoluer ses pratiques en termes d’achats pour contribuer à rapatrier des volumes en France. Une réflexion sur la relocalisation est à conduire dans les secteurs stratégiques où la France souhaite être indépendante. »
Qu’est-ce qui explique la désindustrialisation en France ?
Il y a des causes macroéconomiques souvent mises en avant, comme la fiscalité. Mais il faut également prendre en compte l’évolution du commerce international. Nous n’avons pas su trouver des avantages compétitifs pour pouvoir mener la bataille sur d’autres champs que celui des coûts. Le productif a été repoussé au-delà des frontières souvent avec un arbitrage uniquement sur le prix.
Qui est responsable de cette situation ?
La responsabilité est collective. L’État, s’il a maintenu des politiques publiques en faveur de l’industrie, n’a pas mis en oeuvre de stratégie à long terme en matière industrielle. Avec, en plus, des retards à l’allumage sur les évolutions d’avenir. Les subventions ne sont pas suffisantes pour créer un marché. Les entreprises ont, pour certaines, commis des erreurs stratégiques et n’ont pas toujours su prendre les tournants technologiques quand c’était nécessaire. Elles ont sous-investi dans l’innovation, la R&D et la modernisation de leurs sites de production. Or, il était nécessaire de trouver des leviers de différenciation. Par ailleurs, les grands groupes se sont partiellement déterritorialisés en n’intégrant pas toujours l’impact territorial de leur stratégie. Enfin, le consommateur n’a pas privilégié le made in France, pour des questions d’arbitrage sur l’usage ou de pouvoir d’achat. Pourtant, il a un rôle clé dans la réindustrialisation. Chacun a une responsabilité, dans ses actes d’achat, de privilégier les entreprises françaises pour contribuer à conserver la production sur notre sol.
En quoi l’industrie est-elle un outil de cohésion des territoires ?
L’industrie a un effet d’entraînement sur l’emploi. Pour un emploi créé dans l’industrie, trois à quatre emplois connexes sont créés dans d’autres secteurs. En France, les usines sont implantées dans tous les territoires, en particulier dans les villes moyennes, où elles génèrent directement de la valeur.
Que faut-il pour réussir la réindustrialisation de la France ?

Avant de relocaliser, il faut commencer par solidifier la base productive existante et conduire un travail pour que chacun fasse évoluer ses pratiques en termes d’achats pour contribuer à rapatrier des volumes en France. Une réflexion sur la relocalisation est à conduire dans les secteurs stratégiques où la France souhaite être indépendante. Par ailleurs, les entreprises doivent se questionner sur les leviers de création de valeur. Qu’est-ce que le client veut acheter ? Il y a plusieurs moyens : l’évolution du modèle économique, le travail des relations avec l’écosystème, l’organisation interne et la place que l’on donne à son client. En tant que petit acteur, se rapprocher d’un autre acteur pour essayer d’atteindre une taille plus critique peut être une solution. Mais il existe bien d’autres chemins pour apporter une réponse pertinente aux évolutions de la demande. Une chose est certaine, il faut sortir des logiques classiques et oser aller vers des acteurs qui ne sont pas forcément ceux auxquels on pense de prime abord. Pour innover, il faut sortir de l’écosystème classique, s’appuyer sur des forces extérieures.
Et dans la vallée de l’Arve, quelles sont les forces et les faiblesses ?
C’est un territoire avec une culture industrielle très forte, des savoir-faire mondialement reconnus et des entreprises plutôt exportatrices. Avec un avantage qui est aussi un inconvénient : ce sont, pour beaucoup, des entreprises familiales. Une force, car il y a une attache forte au territoire, un sentiment de responsabilité et la possibilité de sortir d’une logique de court terme. Par ailleurs, dans un contexte de crise, les entreprises avec un actionnariat français auront plus à coeur de préserver les sites français alors que les groupes étrangers, en revoyant leur empreinte industrielle, pourraient être tentés de fermer en premier lieu les sites de l’Hexagone. Cependant, une entreprise familiale peut aussi être une faiblesse, car qui dit famille, dit attachement affectif très fort, ce qui engendre d’autres difficultés. Mais, dans la vallée, il y a surtout un problème de dépendance sectorielle : comment attaquer d’autres marchés en travaillant sur l’offre ? Travailler avec d’autres secteurs pour développer des solutions innovantes en termes de produits et de procédés ? Le fait d’être dans une logique de sous-traitance crée un phénomène de dépendance qui nécessite de revoir les schémas d’intégration pour devenir soit un acteur incontournable pour son client, soit ajouter des savoir-faire comme les sous-ensembles.
« LA TECHNOLOGIE RESTE UN LEVIER AU SERVICE DE LA TRANSFORMATION, POUR PERMETTRE À L’HUMAIN D’ALLER AU-DELÀ DE SES LIMITES, PAS UNE FIN EN SOI. »
Est-ce que l’industrie 4.0 est la seule voie possible ?
Les données permettent d’améliorer les processus, d’offrir plus de service au client. Avec comme problématique : comment les collecter et les traiter ? Et surtout, comment exploiter la donnée pertinente ? La technologie reste un levier au service de la transformation, pour permettre à l’humain d’aller au-delà de ses limites, pas une fin en soi. Il faut avant tout repenser les modèles économiques et évoluer en termes de management en repensant les organisations et la façon dont les équipes travaillent à la résolution de problèmes. L’industrie 4.0 offre de nombreuses solutions pour améliorer la productivité, mais également la qualité de vie au travail.
La création d’un haut-commissariat au plan annonce-t-elle la prise en compte de l’industrie par l’État ?
Ça se discute. La désindustrialisation provient aussi d’un désintérêt des élites politiques pour la question industrielle, une incapacité de l’État et des strates administratives à penser une doctrine en matière industrielle, comme des affaires telles la fusion Alstom-GE a pu le démontrer. Ce qui ne veut pas dire que l’État doit décider de tout, mais il doit être capable d’avoir une vision : quelles sont les industries stratégiques au service de son projet de société ? Les choses changent, mais il aura fallu une crise à dimension mondiale pour prendre conscience de l’importance d’avoir une industrie nationale puissante.
Propos recueillis par Sandra Molloy.
Crédit photo image à la une : France 5.
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